« Un mois pour partir » : Le jour où ma mère m’a mise à la porte

« Camille, tu as un mois pour trouver un autre logement. Je veux vivre seule maintenant. »

La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, froide, tranchante comme une lame. Je suis restée figée, la main sur la poignée de la porte d’entrée, mon sac de courses encore suspendu à mon bras. Ma petite sœur, Lucie, a levé les yeux vers moi, cherchant dans mon regard une réponse, une explication. Mais je n’avais rien à lui offrir, seulement le même vertige qui me saisissait.

Tout a commencé ce soir-là, dans notre petit appartement HLM du 14ème arrondissement de Marseille. Depuis la mort de papa, il y a deux ans, tout était devenu plus lourd. Maman travaillait à l’hôpital comme aide-soignante ; elle rentrait tard, épuisée, les traits tirés. Lucie et moi faisions de notre mieux pour l’aider : on préparait le dîner, on rangeait, on essayait de ne pas faire de bruit quand elle dormait le matin après sa garde de nuit. Mais rien ne semblait jamais suffire.

Je me souviens d’un soir où j’ai surpris maman en train de pleurer dans la cuisine. Elle serrait contre elle une vieille chemise de papa. J’ai voulu m’approcher, la prendre dans mes bras, mais elle m’a repoussée d’un geste brusque : « Laisse-moi tranquille ! » J’ai reculé, blessée. Depuis ce jour, un mur invisible s’est dressé entre nous.

Les semaines ont passé. Maman est devenue plus distante, presque étrangère. Elle ne nous parlait plus que pour donner des ordres ou faire des reproches : « Pourquoi tu n’as pas vidé le lave-vaisselle ? », « Lucie, tu pourrais au moins ranger tes affaires ! »

Puis il y a eu cette annonce brutale : « Je veux vivre seule maintenant. Vous êtes grandes, vous pouvez vous débrouiller. » J’avais 22 ans, Lucie en avait 19. Je savais que beaucoup de jeunes partaient tôt du foyer parental en France, mais pas comme ça, pas sur un coup de tête, pas sans dialogue ni tendresse.

Le soir même, j’ai appelé mon amie Sophie :
— Tu ne vas pas croire ce que ma mère vient de nous dire…
— Attends… Elle vous met dehors ?
— Oui. Un mois. Pas plus.
— Mais… Elle est sérieuse ?
— Plus que jamais.

J’ai entendu Sophie soupirer à l’autre bout du fil. Elle connaissait notre situation, la fragilité de maman depuis la mort de papa. Mais même elle n’arrivait pas à comprendre.

Les jours suivants ont été un cauchemar. Lucie s’est enfermée dans sa chambre, refusant de parler ou même de manger avec nous. Moi, j’ai commencé à chercher frénétiquement des annonces sur Le Bon Coin et les groupes Facebook : « Cherche colocation urgente », « Jeune femme sérieuse cherche studio ». Les loyers étaient exorbitants ; avec mon petit boulot de serveuse au café du coin et les études à la fac, c’était mission impossible.

Un soir, j’ai tenté d’en parler calmement à maman :
— Maman… Tu es sûre de ta décision ? On peut peut-être trouver une solution…
Elle a détourné les yeux :
— J’ai besoin d’air, Camille. J’étouffe ici. Depuis que votre père est parti… Je n’y arrive plus.
— Mais on est ta famille…
— Justement. J’ai besoin d’être seule pour survivre.

Ses mots m’ont glacée. Survivre… Étions-nous devenues un poids insupportable ?

Lucie a explosé quelques jours plus tard :
— Tu te rends compte ? On vient de perdre papa et maintenant maman nous jette dehors !
— Je sais… Mais on n’a pas le choix.
— Moi je refuse ! Je ne partirai pas !

Mais la réalité s’est imposée à nous comme une évidence cruelle. Maman avait déjà commencé à vider nos affaires du salon, à ranger nos photos dans des cartons. Un matin, j’ai trouvé sur la table une enveloppe avec nos noms et un mot : « Pour votre caution ». C’était tout ce qu’elle pouvait – ou voulait – nous donner.

J’ai fini par trouver une colocation avec deux étudiantes à Aix-en-Provence. Lucie a été hébergée par la mère d’une amie en attendant mieux. Le jour du départ, maman n’a pas versé une larme. Elle nous a serrées dans ses bras rapidement, puis elle a refermé la porte derrière nous sans un mot.

Dans le train qui m’emmenait vers ma nouvelle vie, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. J’avais l’impression d’avoir été arrachée à mes racines, trahie par celle qui aurait dû me protéger coûte que coûte.

Aujourd’hui encore, je me demande si j’aurais pu faire autrement. Si j’aurais pu comprendre la douleur de maman au lieu de lui en vouloir. Mais comment pardonner quand on se sent abandonnée ? Est-ce qu’on peut vraiment reconstruire une famille brisée ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?