Les appels quotidiens
« Maman, tu vas bien aujourd’hui ? »
La voix de Camille résonne dans le combiné, douce mais distante. Je regarde par la fenêtre, la pluie ruisselle sur les carreaux, et je me demande si elle attend vraiment ma réponse ou si elle coche simplement une case sur sa liste de choses à faire. « Oui, ma chérie, tout va bien », je mens. La vérité, c’est que mon cœur se serre chaque fois que je raccroche. Depuis quelques mois, mes trois enfants m’appellent tous les jours. Avant, c’était rare. Maintenant, c’est devenu une routine mécanique, presque suspecte.
Je suis Agathe, soixante-dix-sept ans, veuve depuis vingt ans. Mon mari, François, est parti un matin sans prévenir, me laissant seule avec trois enfants à élever et un salaire de secrétaire à la mairie de Nantes. J’ai tout sacrifié pour eux : mes rêves de voyage, mes envies de peinture, même mes amitiés. Je me souviens encore de ces soirs d’hiver où je cousais des vêtements pour Camille, Élodie et Paul à la lueur d’une vieille lampe, pendant qu’ils dormaient paisiblement.
Aujourd’hui, ils sont adultes. Camille est avocate à Paris, Élodie infirmière à Rennes, Paul travaille dans l’informatique à Bordeaux. Ils ont leurs vies bien remplies. Mais depuis que j’ai eu ce malaise en descendant les escaliers du marché il y a deux mois — rien de grave, juste une chute — ils se sont soudainement rapprochés. Trop rapprochés.
« Tu as pris tes médicaments ? » demande Paul chaque soir à 19h précises.
« Oui, Paul. »
« Tu as mangé ? »
« Oui, Paul. »
Toujours les mêmes questions. Jamais : « Tu es heureuse ? », « Tu veux qu’on vienne te voir ? » Non. Juste des vérifications froides. Je sens leur inquiétude feinte, comme s’ils attendaient que je dise quelque chose d’important. Comme s’ils guettaient un signe.
Hier encore, Élodie a glissé au détour d’une phrase : « Tu sais maman, il faudrait peut-être penser à organiser tes papiers… On ne sait jamais ce qui peut arriver… »
J’ai senti mon sang se glacer. L’héritage. Voilà donc le sujet qui plane dans l’air comme un parfum amer. Je ne suis pas naïve. J’ai entendu les histoires des voisines : des enfants qui se disputent la maison familiale avant même que le cercueil ne soit refermé. Je n’aurais jamais cru que mes propres enfants… Non, je ne veux pas y croire.
Pourtant, tout me ramène à cette idée. Le notaire m’a appelée la semaine dernière pour me rappeler que mon testament n’était pas à jour. J’ai repoussé le rendez-vous. Je n’arrive pas à me décider : dois-je tout partager équitablement ? Dois-je privilégier celui qui s’est le plus occupé de moi ? Mais qui s’est vraiment occupé de moi ?
Le jour de mon anniversaire approche. Je me demande s’ils viendront cette année ou s’ils se contenteront d’un appel vidéo rapide entre deux réunions Zoom. L’an dernier, j’ai soufflé mes bougies seule devant un gâteau acheté chez la boulangerie du coin. J’ai fait semblant de rire devant la caméra pour ne pas les inquiéter.
Un soir, alors que je rangeais de vieux albums photos, j’ai trouvé une lettre de François. Il y parlait de ses regrets, de son incapacité à affronter la vie de famille. J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps en relisant ses mots. Je me suis demandé si mes enfants me voyaient comme lui : un fardeau dont on veut se débarrasser.
La semaine dernière, Camille est passée à l’improviste. Elle a regardé autour d’elle avec un air soucieux :
— Tu devrais penser à vendre cet appartement, maman. C’est trop grand pour toi toute seule.
— Et aller où ? Dans une résidence ?
— Ce serait plus simple pour tout le monde…
J’ai senti la colère monter en moi.
— Pour tout le monde ou pour toi ?
Elle a baissé les yeux sans répondre.
Depuis ce jour-là, je dors mal. Je fais des cauchemars où je me retrouve enfermée dans une chambre blanche, entourée d’inconnus qui me parlent comme à une enfant. J’entends la voix de ma mère : « On finit toujours seul dans la vie, Agathe… »
Mais je refuse cette fatalité. J’ai décidé d’inviter mes enfants à dîner pour mon anniversaire. Je veux leur parler franchement.
Le soir venu, la table est dressée avec ma vieille vaisselle en porcelaine. Camille arrive la première, suivie d’Élodie et Paul. L’ambiance est tendue.
— Maman, tu as l’air fatiguée… commence Élodie.
— Je suis fatiguée d’être seule et d’avoir l’impression que vous ne venez que par devoir ou par intérêt.
Un silence pesant s’installe.
— Ce n’est pas vrai ! proteste Paul.
— Alors pourquoi ai-je l’impression que vous attendez ma mort pour régler vos comptes ?
Camille éclate en sanglots.
— On ne sait plus comment t’aider… On a peur pour toi…
Je réalise alors que la peur n’est pas seulement la mienne. Eux aussi ont peur : de mal faire, de ne pas être là au bon moment, de perdre leur mère sans avoir su lui dire qu’ils l’aimaient vraiment.
Nous parlons longtemps ce soir-là. Pour la première fois depuis des années, je sens une chaleur sincère dans leurs regards.
Aujourd’hui encore, ils continuent de m’appeler chaque jour. Mais il y a quelque chose de différent dans leurs voix : moins d’automatisme, plus d’attention réelle.
Je me demande : combien de parents ressentent cette solitude silencieuse ? Combien osent parler franchement à leurs enfants avant qu’il ne soit trop tard ? Est-ce qu’on peut vraiment apprendre à se dire les choses essentielles avant que la vie ne nous sépare ?