Ma fille dit que je suis une mauvaise grand-mère : le poids de l’amour et des attentes
— Tu ne comprends donc rien, maman ? Tu n’as jamais été là pour moi, et maintenant tu refuses même d’être là pour tes petits-enfants !
La voix de Camille résonne encore dans ma tête, tranchante comme un couteau. Je suis restée figée, la main crispée sur la poignée de la porte, le cœur battant trop fort. J’aurais voulu lui répondre, lui dire que ce n’est pas vrai, que j’ai tout donné pour elle. Mais les mots sont restés coincés dans ma gorge, étouffés par la fatigue et la colère.
J’ai 55 ans. Je m’appelle Françoise. Je travaille encore à la mairie de notre petite ville près de Tours, alors que mon mari, Gérard, est à la retraite depuis deux ans. Mais ce n’est pas une retraite paisible : il est malade, très malade. La sclérose en plaques l’a cloué dans un fauteuil roulant. Chaque matin, je l’aide à se lever, à s’habiller, à prendre ses médicaments. Je fais tourner la maison comme je peux, entre les rendez-vous médicaux et mon travail administratif qui me laisse à peine le temps de souffler.
Camille, ma fille unique, a trente-cinq ans. Elle a perdu son emploi il y a six mois, licenciement économique. Depuis, elle cherche, elle dit qu’elle cherche… Mais je vois bien qu’elle s’enfonce. Elle vit seule avec ses deux enfants, Léa et Paul, cinq et sept ans. Leur père est parti il y a trois ans déjà. Depuis, Camille se débat comme elle peut. Mais elle attend beaucoup de moi.
— Maman, j’ai besoin que tu viennes garder les enfants demain matin. J’ai un entretien d’embauche à Tours.
C’était il y a trois jours. J’ai hésité. J’avais promis à Gérard de l’emmener chez le kiné. Je lui ai expliqué doucement :
— Camille, je ne peux pas demain matin. Papa a son rendez-vous important…
Elle a explosé :
— Tu trouves toujours une excuse ! Tu n’as jamais voulu t’occuper de mes enfants ! Tu préfères ton mari à ta propre fille !
J’ai senti la honte monter en moi. Suis-je vraiment une mauvaise mère ? Une mauvaise grand-mère ?
Je repense à mon passé. J’ai eu Camille à vingt ans, trop jeune peut-être. Ma mère m’a toujours dit : « On ne fait pas d’enfants pour soi, mais pour eux. » J’ai travaillé toute ma vie pour qu’elle ne manque de rien. Gérard était souvent absent, pris par son travail sur les chantiers. J’étais seule avec Camille le soir, à surveiller ses devoirs, à courir après le temps.
Quand elle est partie faire ses études à Angers, j’ai cru qu’elle allait s’envoler loin de moi. Mais elle est revenue, enceinte de Paul. Elle avait vingt-huit ans et déjà des rêves brisés.
Aujourd’hui, elle me reproche tout : de ne pas l’avoir assez soutenue, de ne pas être disponible pour ses enfants. Mais qui pense à moi ? Qui voit mes rides creusées par l’inquiétude ? Qui entend mes soupirs quand je m’écroule sur le canapé le soir ?
Hier soir encore, alors que je préparais la soupe pour Gérard, Camille a débarqué sans prévenir.
— Je n’en peux plus, maman ! Tu pourrais au moins prendre Léa ce week-end !
J’ai regardé Gérard qui tremblait dans son fauteuil.
— Camille… Je suis fatiguée. Papa a besoin de moi.
Elle a éclaté en sanglots :
— Tu ne comprends rien ! J’ai besoin de toi aussi !
Les enfants sont restés silencieux dans l’entrée, leurs petits sacs sur le dos. Léa m’a lancé un regard triste.
— Mamie… tu veux plus nous voir ?
Mon cœur s’est brisé en mille morceaux.
Après leur départ précipité, j’ai pleuré longtemps dans la cuisine. Gérard m’a pris la main :
— Tu fais ce que tu peux, Françoise… Ne te laisse pas dévorer par la culpabilité.
Mais comment faire autrement ? La société attend des femmes qu’elles soient des mères parfaites, des épouses dévouées et maintenant des grands-mères disponibles à tout moment. On parle d’émancipation mais on oublie que nos épaules ploient sous le poids des générations.
Ce matin encore au travail, ma collègue Sylvie m’a glissé :
— Tu as bien de la chance d’avoir des petits-enfants… Moi j’aimerais tellement les garder plus souvent !
Je n’ai rien répondu. Personne ne sait ce que je vis vraiment.
Le soir venu, j’ai appelé Camille.
— Ma chérie… Je suis désolée si tu as eu l’impression que je ne voulais pas t’aider. Mais je suis fatiguée… Papa est très malade… Je fais ce que je peux.
Un silence gênant a suivi.
— Je sais maman… Mais j’ai peur de ne pas y arriver toute seule.
Sa voix tremblait. J’ai senti toute sa détresse derrière sa colère.
— On va trouver une solution ensemble… Peut-être demander une aide à la mairie ? Ou voir avec la CAF pour une assistante maternelle ?
Elle a soupiré :
— Oui… Peut-être…
J’ai compris alors que nous étions toutes les deux prisonnières d’un système qui ne laisse aucune place à nos faiblesses.
Ce soir, alors que j’écris ces lignes dans le silence de la maison endormie, je me demande : pourquoi faut-il toujours choisir entre ceux qu’on aime ? Est-ce vraiment être une mauvaise mère ou une mauvaise grand-mère que de vouloir aussi penser un peu à soi ? Qu’en pensez-vous ?