Entre Deux Feux : Le Choix d’une Fille
« Il n’en est pas question, Camille. S’il met un pied ici, je quitte la salle. »
La voix de ma mère, Monique, claquait dans la cuisine comme un fouet. Je serrais la poignée de la porte, le cœur battant à tout rompre. Je venais de lui annoncer que j’avais invité mon père, Gérard, à mon mariage. Un silence lourd s’était abattu, puis la tempête avait éclaté.
« Tu sais ce qu’il m’a fait ? Tu sais ce qu’il t’a fait ? »
Je savais. Ou du moins, je croyais savoir. J’avais grandi entre les éclats de voix, les portes qui claquent, les silences glacés. Mon père était parti quand j’avais dix ans, après une dispute dont je n’ai jamais compris tous les mots. Ma mère m’a élevée seule, avec une force rageuse et une tendresse maladroite. Mais il y avait toujours cette ombre, ce manque, ce père absent dont on ne parlait qu’à demi-mot.
Le jour où je lui ai annoncé que j’étais enceinte, il m’a regardée comme si je venais de lui voler quelque chose. « Tu ne vas pas refaire les mêmes erreurs que ta mère », a-t-il lâché, la voix sèche. Puis il a ajouté : « Tu restes ici, avec moi. Je ne veux pas que tu partes avec cet enfant. »
J’avais vingt-deux ans. Je venais d’emménager avec Julien, mon fiancé. Mon père a coupé les vivres du jour au lendemain. Plus un centime pour mes études, plus un mot. J’ai tenu bon, soutenue par Julien et par ma mère, qui voyait dans cette grossesse une revanche sur la vie.
Mais aujourd’hui, alors que je préparais mon mariage, je ressentais ce vide plus fort que jamais. J’ai retrouvé mon père par hasard dans une boulangerie de quartier. Il avait vieilli, le dos voûté, les yeux fatigués. Il m’a souri timidement.
« Camille… tu es belle. »
J’ai fondu en larmes. On s’est assis sur un banc, et pour la première fois depuis des années, il a parlé. Il a parlé de ses regrets, de ses erreurs, de sa peur de me perdre. Il a dit qu’il voulait être là pour moi, pour ce jour-là.
Alors je l’ai invité.
Et maintenant, ma mère me regardait comme si je venais de la trahir.
« Tu n’as pas le droit de me faire ça ! Après tout ce que j’ai enduré ! »
Je me suis effondrée sur une chaise. « Maman… J’ai besoin de lui aussi. Ce n’est pas contre toi. »
Elle a secoué la tête, les larmes aux yeux : « Tu ne comprends pas… Il m’a tout pris. Il t’a prise à moi. »
Le soir même, Julien m’a trouvée prostrée dans notre salon.
« Tu ne peux pas porter tout ça toute seule », a-t-il murmuré en me prenant dans ses bras.
Mais comment choisir ? Comment demander à une mère d’oublier la douleur ? Comment demander à un père d’effacer l’abandon ?
Les jours suivants ont été un enfer. Ma mère refusait de parler des préparatifs. Mon père m’envoyait des messages maladroits : « Je peux t’aider pour la déco ? »
Un soir, j’ai craqué et appelé mon frère, Thomas.
« Tu sais quoi ? On dirait que c’est moi qui dois réparer leur histoire… »
Il a soupiré : « C’est pas à toi de porter ça, Camille. Mais si tu veux mon avis… invite-le. C’est ton mariage. Pas le leur. »
Le grand jour est arrivé sous un ciel gris d’avril. Ma mère s’est assise au premier rang, le visage fermé. Mon père est entré timidement dans la salle des fêtes municipale de Suresnes, un bouquet à la main.
Quand il m’a vue en robe blanche, il a eu les larmes aux yeux.
« Tu es magnifique… »
Ma mère s’est levée brusquement pendant la cérémonie. J’ai cru qu’elle allait partir. Mais elle est restée debout, tremblante.
Après l’échange des vœux, elle s’est approchée de moi.
« Je t’aime », a-t-elle murmuré en me serrant fort contre elle.
Mon père est venu à son tour.
« Je suis désolé », a-t-il dit à voix basse.
Ils se sont regardés longtemps sans rien dire.
Le soir venu, alors que tout le monde dansait et riait autour de nous, je me suis assise dehors sur un banc, seule avec mes pensées.
Est-ce qu’on peut vraiment réparer ce qui a été brisé ? Est-ce que le pardon suffit à recoller une famille ? Ou bien faut-il apprendre à vivre avec les fissures ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?