Sous la pression des miens : l’histoire d’un choix brisé

« Camille, tu ne peux pas continuer comme ça, tu as trente-trois ans ! » La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, entre la cocotte-minute et l’odeur du café brûlé. Je serre la tasse entre mes mains, les jointures blanches. Mon père, assis en face, ne dit rien, mais son regard lourd pèse plus que tous les mots. Depuis des mois, chaque repas de famille tourne autour de la même rengaine : il faut que je me case, que je fonde une famille, que je ne reste pas « vieille fille » comme tante Solange.

Je n’ai jamais eu le courage de leur dire que je n’aimais pas Julien. Julien, le fils du pharmacien du village, poli, stable, « un bon parti » comme dit ma grand-mère. Il m’a demandé en mariage lors d’un dîner chez ses parents, devant tout le monde. J’ai souri, j’ai dit oui. Mais à l’intérieur, j’avais envie de hurler. Je n’ai jamais osé avouer que mon cœur battait pour une autre vie, loin d’ici, loin des regards qui jugent et des traditions qui étouffent.

Le mariage a été organisé en trois mois. Ma mère a cousu ma robe elle-même, mon père a invité tout le quartier. Le jour J, j’ai croisé mon reflet dans le miroir : une mariée pâle, les yeux cernés. Julien m’a prise par la main à la mairie. Il a murmuré : « On va être heureux, tu verras. » J’ai hoché la tête. Mais dans mon ventre, c’était le vide.

Les premiers mois ont été un supplice silencieux. Julien voulait un enfant tout de suite. Moi aussi, je croyais qu’un bébé remplirait ce gouffre en moi. J’ai arrêté la pilule sans conviction. Trois mois plus tard, j’étais enceinte. Ma mère a pleuré de joie, mon père a ouvert une bouteille de champagne. Moi, j’ai pleuré la nuit dans la salle de bain, la main sur mon ventre.

Julien a changé dès que j’ai commencé à grossir. Il rentrait tard du travail, passait ses soirées devant la télé ou au bar avec ses amis. Je me suis retrouvée seule à préparer la chambre du bébé, à choisir les bodies et les couches. Quand j’ai accouché d’un petit garçon, Paul, il n’était même pas là : il était parti « décompresser » chez son frère à Bordeaux.

Les semaines suivantes ont été un cauchemar éveillé. Paul pleurait sans arrêt ; je ne dormais plus. Ma mère venait parfois m’aider mais repartait vite : « Tu dois apprendre à te débrouiller toute seule », disait-elle. Julien rentrait de plus en plus tard et s’énervait pour un rien : « Tu ne fais que te plaindre ! D’autres femmes y arrivent bien ! »

Un soir d’hiver, alors que Paul avait à peine six mois, Julien n’est pas rentré du tout. J’ai appelé son portable cent fois. À minuit, il m’a envoyé un message : « Je ne rentre pas ce soir. J’ai besoin de réfléchir. » Il n’est jamais revenu.

J’ai découvert plus tard qu’il avait une liaison avec une collègue depuis des mois. Il a demandé le divorce sans même vouloir voir Paul une dernière fois. Ma famille a été choquée mais personne n’a osé lui en vouloir vraiment : « Il doit être perdu », disait ma mère.

J’ai élevé Paul seule. J’ai repris mon travail d’infirmière de nuit pour payer le loyer et la crèche. Je courais partout : déposer Paul chez la nourrice à 6h du matin, courir à l’hôpital, rentrer épuisée pour préparer les purées et laver les petits vêtements tachés de carottes.

Les sacrifices ont été immenses : plus de sorties, plus d’amies, plus de rêves. Juste survivre au jour le jour. Parfois je regardais Paul dormir et je me demandais si j’avais fait le bon choix en cédant à la pression familiale. Si j’avais eu le courage de dire non à Julien…

Un soir d’été, alors que Paul avait trois ans et jouait dans le jardin avec un vieux camion rouge, ma mère est venue me voir. Elle s’est assise sur le banc à côté de moi et a soupiré : « On voulait ton bonheur… On s’est trompés ? »

J’ai senti les larmes monter mais je me suis retenue : « Je ne sais pas maman… Mais parfois j’aimerais qu’on me laisse choisir ma vie sans avoir peur de décevoir tout le monde. »

Aujourd’hui Paul a cinq ans. Il est mon rayon de soleil mais aussi le rappel quotidien de tout ce que j’ai perdu en voulant faire plaisir aux autres. Je vis toujours dans ce village où tout le monde connaît mon histoire – ou croit la connaître.

Est-ce qu’on peut vraiment être heureux quand on vit la vie que les autres ont choisie pour nous ? Est-ce qu’on peut aimer un enfant sans regretter tout ce qu’on a sacrifié pour lui ?