Quand les rêves s’effacent dans le silence du salon

— Mamie, tu peux baisser la télé ? J’essaie de réviser !
La voix de Camille, ma petite-fille, me ramène brutalement à la réalité. Je baisse le volume, un peu honteuse d’avoir laissé le documentaire sur Édith Piaf résonner trop fort dans le salon. Je la regarde, penchée sur ses cahiers, les écouteurs vissés sur les oreilles. Elle ne sait pas. Elle ne sait rien de moi, de celle que j’étais avant d’être « Mamie ».

Je m’appelle Solange. J’ai soixante-douze ans et j’habite toujours dans ce même appartement HLM à Créteil où j’ai grandi. Les murs ont changé de couleur, les voisins aussi, mais l’odeur de la soupe aux poireaux flotte encore certains soirs dans la cage d’escalier.

Quand j’étais petite, je rêvais de scène. Je montais sur une chaise devant le miroir du couloir, une brosse à cheveux en guise de micro. Je chantais « La Vie en rose » à tue-tête, persuadée que le monde entier m’écoutait. Ma mère râlait :
— Solange, arrête ton cirque ! On n’est pas au cabaret ici !
Mais mon père souriait en coin, et parfois, il me glissait une pièce de cinq francs pour que je lui chante « Padam Padam ».

À l’école, j’étais la fille discrète, celle qui n’osait pas lever la main mais qui chantait toujours juste à la chorale. Mon institutrice, Madame Lefèvre, m’avait prise en affection. Un jour, elle a dit à ma mère :
— Votre fille a une voix en or. Il faudrait l’inscrire au conservatoire.
Ma mère a haussé les épaules :
— On n’a pas les moyens pour ces bêtises. Qu’elle apprenne un vrai métier, ça lui servira plus tard.

J’ai obéi. J’ai passé un CAP de secrétariat. Mais le soir, quand tout le monde dormait, je chantais doucement dans ma chambre, pour ne réveiller personne… sauf mes rêves.

À dix-huit ans, j’ai rencontré Paul lors d’un bal populaire à la mairie. Il sentait la lavande et portait des chemises repassées par sa mère. Il m’a fait danser toute la nuit sur « Je t’appartiens » de Gilbert Bécaud. Il m’a dit :
— Tu as une voix magnifique, Solange. Tu devrais chanter devant du monde.
J’ai ri, gênée. Mais au fond de moi, j’y croyais encore un peu.

On s’est mariés deux ans plus tard. J’ai eu deux enfants, Luc et Isabelle. Paul travaillait à l’usine Renault de Boulogne-Billancourt ; moi, je faisais des ménages chez les voisins pour arrondir les fins de mois. Le soir, après le dîner, je chantais pour mes enfants. Luc adorait « L’Hymne à l’amour », Isabelle préférait « Douce France ». C’était nos petits moments à nous.

Mais la vie n’est pas une chanson douce. Paul a perdu son travail après un plan social. Il est devenu irritable, silencieux. J’ai pris plus d’heures de ménage. Les disputes ont commencé — pour un rien, pour tout.

Un soir d’hiver, alors que je fredonnais en préparant la soupe, Paul a claqué la porte du salon :
— Tu peux arrêter avec tes chansons à la noix ? On n’est pas chez les saltimbanques ici !
J’ai baissé la tête et j’ai continué à éplucher mes pommes de terre en silence.

Les années ont passé. Luc est parti faire ses études à Lyon ; Isabelle s’est mariée jeune avec un garçon du quartier. J’ai continué à travailler, à m’occuper de Paul qui tombait malade, puis à veiller sur mes petits-enfants quand ils venaient le mercredi.

La musique s’est faite rare dans ma vie. Je chantais parfois sous la douche ou en étendant le linge sur le balcon — mais jamais devant les autres. J’avais rangé mes rêves dans une boîte à chaussures au fond du placard.

Aujourd’hui, Camille a seize ans. Elle écoute du rap sur son téléphone et soupire quand je lui propose d’écouter Charles Aznavour ou Barbara.
— C’est ringard, Mamie…
Je souris tristement.

Ce matin-là, alors qu’elle partait au lycée, elle a laissé tomber son cahier de musique sur le sol du couloir. En ramassant les feuilles éparpillées, j’ai vu qu’elle devait préparer une chanson pour son cours d’éducation musicale.

Le soir venu, je l’ai retrouvée assise sur son lit, l’air découragé.
— Tu veux que je t’aide ? ai-je proposé timidement.
Elle a haussé les épaules.
— Tu t’y connais en musique toi ?
J’ai hésité une seconde puis j’ai pris une grande inspiration.
— Tu sais… quand j’étais jeune, je chantais beaucoup.
Elle m’a regardée comme si je venais d’une autre planète.
— Sérieux ? Tu chantais quoi ?
Je me suis assise près d’elle et j’ai commencé à fredonner « La Vie en rose ». Ma voix tremblait un peu au début puis elle s’est posée, chaude et claire comme autrefois.
Camille m’a écoutée sans rien dire. Quand j’ai eu fini, elle avait les yeux brillants.
— Tu pourrais me l’apprendre ?

Ce soir-là, pour la première fois depuis des années, j’ai senti mon cœur battre fort — comme quand j’étais enfant devant mon miroir.

Mais au fond de moi une question me hante : pourquoi ai-je attendu si longtemps pour partager cette part de moi-même ? Combien sommes-nous à avoir laissé nos rêves s’éteindre dans le silence des salons familiaux ?