Abandonnée à la naissance à cause de ma couleur de peau : la lettre qui a bouleversé ma vie
— Tu n’es pas ma fille, Éliane ! Tu ne le seras jamais !
La voix de ma mère adoptive, Monique, résonne encore dans ma tête comme un coup de tonnerre. J’ai quinze ans, et ce soir-là, après une dispute banale sur mes résultats scolaires, elle a lâché cette phrase qui a tout changé. Je me suis réfugiée dans ma chambre, les larmes brouillant ma vue, le cœur battant à tout rompre. Depuis toujours, je sens que je ne suis pas à ma place dans cette maison de la banlieue lyonnaise. Mes cheveux crépus, ma peau brune, tout me rappelle que je ne ressemble pas à eux. Même mon prénom, Éliane, sonne différemment dans leur bouche.
Je me souviens de la première fois où j’ai compris que j’étais différente. À l’école primaire, une camarade m’a demandé pourquoi mes parents étaient « blancs » alors que moi j’étais « marron ». J’avais huit ans. J’ai couru demander à Monique, qui m’a répondu sèchement : « Ce sont des histoires d’adultes. »
Ce soir-là, après la dispute, j’ai fouillé dans la vieille commode du couloir. Je cherchais un carnet pour écrire ce que je ressentais. C’est là que je l’ai trouvée : une enveloppe jaunie, cachée sous une pile de draps. Mon prénom était écrit dessus, d’une écriture tremblante. Mon cœur s’est arrêté.
J’ai ouvert la lettre avec des mains fébriles.
« Ma chère Éliane,
Si tu lis ces mots, c’est que tu as grandi assez pour comprendre. Je suis désolée de t’avoir laissée. Je t’ai aimée dès le premier instant, mais ta venue au monde a bouleversé toute ma vie. Ton père ne voulait pas de toi parce que tu étais différente. Il ne supportait pas l’idée d’avoir une fille métisse. J’ai cédé à la pression de ma famille et je t’ai confiée à l’adoption. Pas un jour ne passe sans que je pense à toi. Pardonne-moi.
Ta maman, Claire »
Je suis restée là, figée, relisant la lettre encore et encore. Ma mère biologique s’appelait Claire. Elle avait cédé à la peur, au rejet de son compagnon et de sa propre famille. Je n’étais pas seulement abandonnée ; j’étais rejetée à cause de ma couleur de peau.
Le lendemain matin, j’ai confronté Monique.
— Pourquoi tu ne m’as jamais parlé de cette lettre ?
Elle a détourné les yeux.
— Ce n’était pas important. Tu es notre fille maintenant.
— Mais tu viens de me dire que je ne le serai jamais !
Un silence glacial s’est installé entre nous. Mon père adoptif, Gérard, est resté en retrait comme toujours, incapable de prendre parti.
Les jours suivants ont été un enfer. Monique m’évitait ou me lançait des regards froids. À table, le silence était pesant. Je me sentais invisible, étrangère dans ma propre maison.
À l’école aussi, les choses se sont compliquées. Certains élèves avaient entendu parler de la dispute et se moquaient de moi :
— Alors Éliane, t’es même pas la vraie fille de tes parents ?
Je me suis renfermée sur moi-même. Je passais mes soirées à relire la lettre de Claire, à imaginer son visage, sa voix. Pourquoi n’avait-elle pas eu le courage de me garder ? Pourquoi le racisme avait-il détruit notre lien avant même qu’il existe ?
Un soir, j’ai décidé d’écrire à Claire. J’ai trouvé son adresse grâce au nom complet sur la lettre et un peu d’aide sur Internet. J’ai mis des semaines à trouver les mots.
« Bonjour Claire,
Je suis Éliane. J’ai lu ta lettre… »
J’ai attendu une réponse pendant des jours interminables. Monique a fini par découvrir ce que je faisais.
— Tu n’as pas besoin d’elle ! Tu as tout ici !
— Tout ? Tu ne m’aimes même pas !
Elle a giflé la table si fort que les couverts ont sauté.
— Tu crois que c’est facile d’élever une enfant qui ne nous ressemble pas ? On a fait ce qu’on a pu !
Ses mots étaient comme des coups de couteau. Pour elle, mon existence était un fardeau.
Un matin pluvieux de novembre, j’ai reçu une réponse de Claire.
« Ma chérie,
Je rêve depuis quinze ans de ce jour où tu me retrouverais… »
Elle voulait me voir. Elle habitait à Grenoble. J’ai pris mon courage à deux mains et j’ai décidé d’y aller sans prévenir Monique ni Gérard.
Le trajet en train fut interminable. J’avais peur qu’elle ne vienne pas au rendez-vous ou qu’elle regrette sa décision en me voyant.
Quand je suis arrivée au café où nous devions nous retrouver, j’ai reconnu Claire tout de suite : ses yeux verts étaient les miens. Elle s’est levée en tremblant et m’a serrée dans ses bras sans un mot.
Nous avons parlé pendant des heures. Elle m’a raconté sa jeunesse, son amour interdit avec un étudiant sénégalais prénommé Mamadou, la colère de ses parents quand elle est tombée enceinte…
— Ils m’ont dit que tu serais un problème toute ta vie… Que personne ne voudrait jamais d’une enfant comme toi…
Ses larmes coulaient sur ses joues ridées.
— Je n’ai jamais cessé de t’aimer, Éliane.
En rentrant chez moi ce soir-là, j’étais bouleversée mais aussi soulagée : pour la première fois, quelqu’un m’avait dit qu’il m’aimait pour ce que j’étais.
Monique n’a rien dit quand je suis rentrée tard dans la nuit. Mais le lendemain matin, elle m’attendait dans la cuisine.
— Tu comptes partir vivre avec elle ?
Sa voix tremblait d’une colère contenue.
— Je ne sais pas… Mais je veux comprendre qui je suis.
Elle a baissé les yeux.
— Peut-être qu’on aurait dû te le dire plus tôt… Peut-être qu’on aurait dû t’aimer autrement…
Pour la première fois depuis quinze ans, j’ai vu Monique pleurer devant moi.
Aujourd’hui encore, je me demande si on peut vraiment guérir des blessures du passé. Peut-on pardonner à ceux qui nous ont abandonnés ? Peut-on aimer ceux qui nous ont rejetés ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?