Le Dernier Regard de Maman : Entre Devoir et Culpabilité
— Tu es sûre que c’est ici ?
La voix de maman tremble, à peine audible sous le ronronnement du moteur. Je serre le volant, les jointures blanchies, incapable de répondre. Devant nous, la façade beige de la résidence Les Tilleuls se dresse, impersonnelle, presque hostile sous la lumière grise de ce matin d’octobre. Je coupe le contact. Un silence pesant s’installe.
Je me tourne vers elle. Ses mains fines, veinées, agrippent son sac comme une bouée. Elle fixe l’entrée, les yeux brillants d’un mélange de peur et d’espoir. Je voudrais lui dire que tout ira bien, que c’est pour son bien, mais les mots restent coincés dans ma gorge.
— On y va ?
Elle hoche la tête sans me regarder. Je sors du véhicule, contourne pour ouvrir sa portière. Elle descend lentement, chaque geste trahissant la fatigue des années. Je sens son parfum — un mélange de lavande et de savon — qui me ramène à l’enfance, aux soirs où elle me bordait dans mon petit lit sous les combles.
À l’accueil, une infirmière souriante nous attend. Elle s’appelle Claire. Elle parle doucement, explique les formalités, décrit les activités proposées. Maman écoute sans vraiment entendre, le regard perdu quelque part entre le passé et l’avenir.
— Vous verrez, madame Dubois, ici tout le monde est très gentil. Votre fille pourra venir vous voir quand elle veut.
Je sens le reproche dans cette phrase anodine. Quand je veux… Mais est-ce que je veux vraiment ? Ou est-ce que je viens par devoir ?
Je repense à notre histoire. Maman avait quarante-trois ans quand je suis née. Un accident, disait-elle parfois en riant jaune. Papa était déjà fatigué par la vie, elle débordée par son travail à la mairie. J’ai grandi entre deux générations : trop jeune pour comprendre leurs silences, trop vieille pour ignorer leurs absences.
À dix-huit ans, j’ai fui ce village du Loiret pour Paris. Les études, les amis, la liberté… Je ne revenais que pour les fêtes, les anniversaires, les enterrements. Chaque fois, maman me serrait contre elle un peu plus fort, comme si elle pressentait que je lui échappais à jamais.
— Tu sais, je ne voulais pas te laisser seule…
Sa voix me tire de mes pensées. Nous sommes dans sa nouvelle chambre : murs blancs, lit simple, une commode en bois clair. J’ai accroché quelques photos sur le mur : papa en costume du dimanche, moi à la plage avec mes brassards rouges.
— Je sais maman…
Mais je ne sais rien. Je ne sais pas comment on fait pour être une bonne fille quand on a passé sa vie à vouloir être loin. Je ne sais pas si je dois rester ou partir vite pour ne pas pleurer devant elle.
Elle s’assied sur le lit, caresse la couverture en laine.
— Tu reviendras ?
La question claque comme une gifle. Bien sûr que je reviendrai… Mais quand ? Entre mon travail à l’agence immobilière, mes deux enfants à gérer seule depuis le divorce, et cette fatigue qui me ronge…
Je m’accroupis devant elle.
— Oui maman. Je te promets.
Elle sourit faiblement. Je vois dans ses yeux tout ce qu’elle ne dit pas : la peur d’être oubliée, la honte d’être un poids, l’amour maladroit qu’elle n’a jamais su exprimer autrement qu’en silence.
Je repense à notre dernière dispute. C’était il y a trois mois. Elle refusait d’admettre qu’elle n’arrivait plus à vivre seule. J’avais crié :
— Tu veux quoi ? Que je plaque tout pour venir m’occuper de toi ?
Elle avait baissé les yeux.
— Non… Je veux juste que tu sois là parfois.
Je m’en veux encore de ma dureté. Mais comment faire autrement ? On ne nous apprend pas à vieillir ensemble. On ne nous prépare pas à voir nos parents devenir des enfants fragiles.
Claire frappe à la porte.
— Madame Dubois, c’est l’heure du déjeuner.
Je me lève brusquement.
— Je dois y aller maman…
Elle me prend la main.
— Merci d’être venue avec moi.
Je sens ses doigts trembler dans les miens. Je voudrais tout arrêter, la ramener chez elle, redevenir sa petite fille protégée du monde. Mais il est trop tard.
Je quitte la chambre en retenant mes larmes. Dans le couloir, des résidents discutent à voix basse. Une vieille dame tricote en regardant par la fenêtre. Un homme en fauteuil roulant rit avec un aide-soignant.
Je m’arrête devant la porte vitrée. Dehors, les feuilles mortes tourbillonnent sur le parking vide. Je me sens vide moi aussi.
En rentrant chez moi ce soir-là, je trouve un message sur mon répondeur :
— C’est maman… Merci encore pour aujourd’hui. Je t’aime.
Sa voix est faible mais déterminée. Pour la première fois depuis longtemps, elle me dit « je t’aime » sans détour.
Je m’effondre sur le canapé et pleure comme une enfant perdue.
Ai-je fait le bon choix ? Ou ai-je simplement choisi ce qui était plus facile pour moi ? Est-ce qu’on peut vraiment aimer sans culpabilité ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?