Les silences de la Place des Vosges
« Tu ne trouves pas ça un peu facile, Camille ? »
La voix de Sophie résonne encore dans ma tête, tranchante comme une lame. Nous sommes assises sur un banc froid de la Place des Vosges, les lumières dorées effleurant nos visages fatigués. Je serre mon gobelet de café, les jointures blanches. Je n’arrive pas à croire qu’elle ait osé. Après vingt ans d’amitié, elle me regarde avec ce mélange de pitié et de suspicion qui me donne envie de fuir.
« Facile ? » Je répète, la gorge serrée. « Tu crois que c’est facile de tout recommencer à quarante ans ? De voir son mari partir avec une autre et de devoir expliquer à ses enfants que papa ne rentrera plus ? »
Sophie détourne les yeux. Elle a toujours eu ce tic : jouer avec sa bague de fiançailles, même après toutes ces années. « Je veux juste comprendre comment tu fais pour t’en sortir aussi bien… financièrement, je veux dire. »
Voilà. Le mot est lâché. L’argent. Toujours l’argent. Depuis mon divorce avec Laurent, tout le monde semble croire que j’ai touché le jackpot. Mais personne ne voit les nuits blanches, les factures qui s’accumulent, les compromis humiliants pour garder l’appartement à Bastille.
Je sens la colère monter, mais aussi une tristesse immense. Sophie et moi, on s’est connues au lycée Voltaire. On partageait tout : nos rêves d’évasion, nos peurs d’adolescentes, nos premiers amours. Mais depuis quelques mois, quelque chose s’est fissuré. Elle me regarde comme une étrangère.
« Tu crois que je mens ? » Ma voix tremble malgré moi.
Elle soupire. « Non… Mais tu ne dis rien non plus. Tu fais comme si tout allait bien. »
Un silence lourd s’installe. Les passants déambulent autour de nous, indifférents à notre drame minuscule. J’ai envie de hurler : personne ne va bien après un divorce. Personne ne sort indemne d’une vie qui s’écroule.
Je repense à la dernière fois où j’ai vu Laurent. Il m’a tendu une enveloppe avec le montant de la pension alimentaire, sans un mot de plus. J’ai eu envie de la lui jeter au visage. Mais j’ai souri, pour les enfants.
Sophie reprend : « Tu sais, moi aussi j’ai des galères… »
Je l’interromps : « Mais tu as encore ta famille unie, Sophie ! Tu as un mari qui t’aime, deux enfants qui t’adorent… »
Elle baisse la tête. « Tu crois ? Tu sais ce que c’est de se réveiller chaque matin à côté d’un homme qui ne te regarde plus ? »
Je reste sans voix. Je n’avais jamais vu sa solitude.
« On est toutes les deux paumées, alors ? » Je murmure.
Elle esquisse un sourire triste. « Peut-être qu’on devrait arrêter de se juger… »
La nuit tombe sur Paris. Les lumières s’allument dans les appartements autour de la place. Je pense à mes enfants qui m’attendent chez leur grand-mère, à ma mère qui me répète que « tout finit par s’arranger », à mon père qui ne parle jamais du divorce mais me serre la main plus fort qu’avant.
Sophie se lève brusquement. « Je dois rentrer… On en reparlera ? »
Je hoche la tête sans conviction.
Sur le chemin du retour, je repense à notre conversation. Est-ce que l’amitié survit à la jalousie ? À l’incompréhension ? Est-ce qu’on peut vraiment tout se dire sans se blesser ?
Le lendemain matin, je reçois un message de Sophie : « Pardon pour hier soir. J’ai été maladroite. Tu comptes pour moi, même si parfois je ne sais pas comment te le montrer. »
Je relis ses mots plusieurs fois. J’hésite à répondre. J’aimerais lui dire que moi aussi je suis perdue, que j’ai besoin d’elle mais que j’ai peur de ses jugements.
Au bureau, mes collègues parlent vacances et promotions. Je souris poliment mais je me sens ailleurs. Je pense à toutes ces femmes qui doivent tout reconstruire après une séparation, à celles qui cachent leur détresse derrière des sourires parfaits.
Le soir venu, je retrouve mes enfants dans le salon en désordre. Ils se disputent pour une histoire de télécommande. Je m’assieds entre eux et les serre fort contre moi.
Plus tard, seule dans ma chambre, je regarde par la fenêtre les toits de Paris et je me demande : est-ce qu’on peut vraiment recommencer sa vie sans perdre des morceaux de soi ? Est-ce que l’amitié peut survivre aux tempêtes intimes ?
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Faut-il tout dire à ses amis ou garder une part de mystère pour se protéger ?