Ce N’est Plus L’Homme Que J’ai Épousé : Le Silence de Vincent

— Tu pourrais au moins essayer de comprendre ce que je vis, Camille !

La voix de Vincent résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, le regard fixé sur la fenêtre embuée. Dehors, la pluie martèle les pavés de notre petite rue de Nantes, mais c’est à l’intérieur que la tempête fait rage.

— Comprendre ? Tu ne me parles plus, Vincent. Tu rentres tard, tu évites même de regarder les filles…

Il détourne les yeux, le visage fermé. Nos jumelles, Léa et Manon, dorment à l’étage. Leur naissance aurait dû être notre plus grand bonheur. Mais depuis ce jour, Vincent n’est plus le même. Il s’est refermé sur lui-même, comme une huître blessée.

Je me souviens encore du premier cri de Léa, du regard émerveillé que Vincent m’a lancé alors. Où est passé cet homme ? Celui qui me murmurait des mots doux au creux de l’oreille ?

— Je suis fatigué, Camille. J’ai l’impression d’étouffer ici.

Sa voix se brise. Je voudrais le prendre dans mes bras, mais quelque chose m’en empêche. Peut-être la peur d’être repoussée une fois de plus.

Le lendemain matin, je descends préparer le biberon. Ma belle-mère, Monique, est déjà là. Elle a pris l’habitude de venir « aider », mais sa présence m’oppresse plus qu’elle ne me soulage.

— Tu devrais laisser Vincent tranquille, Camille. Il travaille dur pour vous tous.

Je serre les dents. Monique n’a jamais vraiment accepté que son fils ait choisi une femme comme moi : indépendante, issue d’une famille modeste du Sud-Ouest. Elle ne rate jamais une occasion de me rappeler que je ne fais pas partie « du même monde ».

— Merci du conseil, Monique. Mais c’est mon mari, pas le tien.

Elle lève les yeux au ciel et s’affaire autour du plan de travail, déplaçant mes affaires comme si elle était chez elle. J’ai envie de hurler.

Les jours passent et la distance entre Vincent et moi grandit. Il rentre de plus en plus tard, prétextant des réunions qui s’éternisent à la mairie où il travaille comme urbaniste. Parfois, il ne rentre même pas dîner. Je mange seule devant la télé, les jumelles endormies dans leur chambre rose pâle.

Un soir, alors que je range les jouets éparpillés dans le salon, j’entends des éclats de voix dans l’entrée.

— Tu ne comprends rien à ce que je vis !
— Et toi ? Tu crois que c’est facile d’être seule toute la journée avec deux bébés ?

La dispute éclate comme un orage d’été. Les mots fusent, blessants. Il me reproche mon manque d’attention, je lui reproche son absence. Au fond, nous savons tous les deux que ce ne sont que des prétextes pour cacher notre peur : celle de se perdre définitivement.

Quelques jours plus tard, Monique débarque sans prévenir alors que je tente tant bien que mal de calmer Léa qui pleure sans raison apparente.

— Tu devrais consulter un pédiatre compétent… ou peut-être qu’une vraie mère saurait s’y prendre !

Ses mots me giflent en plein cœur. Je sens les larmes monter mais je refuse de pleurer devant elle.

— Sortez de chez moi, Monique.

Elle me toise avec mépris avant de claquer la porte. Je m’effondre sur le canapé, épuisée. Où est passée ma vie d’avant ? Celle où Vincent et moi riions jusqu’à en avoir mal au ventre ?

Le lendemain soir, je trouve Vincent assis dans le noir du salon. Il tient une photo de nous deux à notre mariage à La Baule.

— Tu te souviens ? On était heureux ce jour-là…

Sa voix est douce, presque un murmure. Je m’assois près de lui. Pour la première fois depuis des semaines, il me regarde vraiment.

— Je ne sais pas ce qui m’arrive, Camille. J’ai peur… peur de ne pas être à la hauteur, peur de te perdre…

Je prends sa main dans la mienne.

— On a le droit d’avoir peur, Vincent. Mais on doit se parler… sinon on va se perdre pour de bon.

Il hoche la tête, les yeux brillants d’émotion. Nous restons là longtemps, silencieux mais enfin ensemble.

Mais rien n’est réglé pour autant. Les tensions persistent : Monique continue ses intrusions, Vincent lutte avec ses propres démons et moi… je me bats chaque jour contre la solitude et le doute.

Un soir d’automne, alors que les feuilles mortes tapissent la cour de notre immeuble HLM, je regarde Léa et Manon jouer sur le tapis du salon. Je me demande si elles ressentent cette tension sourde qui plane sur notre foyer.

Je repense à ma propre mère qui a élevé seule trois enfants après le départ de mon père. Je comprends aujourd’hui combien elle a dû souffrir en silence.

Vincent rentre plus tôt ce soir-là. Il s’assoit près de moi et pose sa tête sur mon épaule.

— On va y arriver ?

Je n’ai pas de réponse toute faite. Mais je sais une chose : tant qu’il y aura un peu d’amour et l’envie de se battre pour nous quatre, rien n’est perdu.

Parfois je me demande : combien de couples autour de nous traversent ces tempêtes sans jamais oser en parler ? Et vous… avez-vous déjà eu peur que l’amour ne suffise plus ?