J’ai tout donné à mes enfants, et maintenant je me sens de trop

— Tu pourrais au moins frapper avant d’entrer, maman !

La voix de Camille claque comme une gifle. Je reste figée sur le seuil de sa chambre, la main encore sur la poignée. Mon cœur bat trop vite. Je voulais juste lui demander si elle avait faim, si elle voulait que je lui prépare quelque chose avant de repartir à la fac. Mais dans ses yeux, je ne lis que de l’agacement. Je referme la porte doucement, comme si le bruit pouvait empirer les choses.

Je descends l’escalier en silence. Dans le salon, Paul, mon mari, lit son journal. Il ne relève même pas la tête quand je passe. Depuis qu’il est à la retraite, il s’est construit un monde à lui, fait de mots croisés et de promenades solitaires. Je me sens étrangère dans ma propre maison.

Je m’assieds à la table de la cuisine, là où tout a commencé. C’est ici que j’ai passé des années à préparer des goûters, à consoler des chagrins d’enfants, à écouter les confidences de mes fils et de ma fille. Aujourd’hui, la table est vide. Les rires ont disparu. Il ne reste que le tic-tac de l’horloge et le bruit du vent contre les volets.

Je repense à ce jour où j’ai quitté mon travail d’infirmière. C’était il y a vingt-cinq ans. Paul venait d’obtenir une promotion à la SNCF et nous avions décidé que je resterais à la maison pour m’occuper des enfants. À l’époque, cela me semblait naturel. J’aimais être là pour eux, les voir grandir, les accompagner dans chaque étape. J’ai sacrifié mes ambitions professionnelles sans regret.

Mais aujourd’hui… Aujourd’hui, je me demande si j’ai fait le bon choix.

Le téléphone sonne. C’est Antoine, mon fils aîné.

— Maman, tu pourrais garder Léa samedi ? On a une soirée avec Sophie.

— Bien sûr, mon chéri !

Je souris malgré moi. Au moins, ils ont encore besoin de moi pour ça. Mais dès que je propose de les aider autrement — un conseil sur leur couple, une remarque sur l’éducation des petits — je sens que je dérange.

— Maman, tu t’en mêles trop !

Cette phrase me hante. Je l’ai entendue tant de fois ces derniers mois. Parfois de la bouche d’Antoine, parfois de Camille ou même de Paul. Comme si mon avis n’avait plus aucune valeur.

Un jour, j’ai surpris Camille en train de parler avec son frère dans le jardin.

— Elle est gentille maman, mais elle ne comprend pas qu’on n’a plus besoin d’elle tout le temps…

J’ai eu envie de pleurer. J’ai repensé à toutes ces nuits blanches passées à veiller sur eux quand ils étaient malades, à ces heures passées au bord des terrains de foot ou dans les salles de danse. Tout ce que j’ai donné… Pour quoi ? Pour finir seule dans une maison trop grande ?

Le soir même, j’ai tenté d’en parler à Paul.

— Tu sais, parfois j’ai l’impression qu’on ne me voit plus…

Il a haussé les épaules.

— C’est normal, ils grandissent. Il faut leur laisser leur vie.

Mais comment faire ? Comment apprendre à ne plus être indispensable ?

J’ai essayé de me trouver des occupations : bénévolat à la bibliothèque municipale, cours d’aquarelle avec les dames du quartier… Mais rien n’y fait. Mon cœur reste accroché à mes enfants.

Un dimanche midi, alors que toute la famille était réunie autour du poulet rôti — comme avant — j’ai osé demander :

— Est-ce que je vous étouffe ?

Un silence gênant s’est installé. Antoine a baissé les yeux. Camille a soupiré.

— Maman… On t’aime beaucoup mais… parfois tu veux trop bien faire.

J’ai senti les larmes monter mais je me suis retenue. J’ai souri comme si tout allait bien.

Après le repas, Camille est venue me voir dans la cuisine.

— Tu sais maman… On ne veut pas te blesser. Mais on a besoin d’espace aussi.

J’ai hoché la tête sans répondre. Comment expliquer ce vide qui me ronge ? Ce sentiment d’avoir tout donné pour n’être plus qu’une ombre ?

Les jours passent et se ressemblent. Je fais semblant d’aller bien. Je prépare des gâteaux pour les petits-enfants, j’écoute les soucis des uns et des autres sans jamais parler des miens.

Mais parfois, le soir, quand tout le monde dort, je me demande :

Ai-je eu tort de tout sacrifier pour eux ? Est-ce cela, être mère en France aujourd’hui : donner sans compter et finir par déranger ? Qu’en pensez-vous ?