Le souffle de maman : Vingt ans de dévouement oubliés

« Paul, tu pourrais au moins rester un peu plus longtemps cette fois… » Ma voix tremble dans le couloir froid de la maison familiale. Il hausse les épaules, le regard déjà tourné vers la porte. « Tu sais bien que j’ai du travail à Paris. Je repasserai à Noël. » Et il s’en va, laissant derrière lui le parfum entêtant de son eau de toilette et le silence pesant de l’absence.

Je retourne auprès de maman. Elle dort, son souffle court et irrégulier, la lumière du soir dessinant des ombres sur son visage amaigri. Je m’assieds à côté d’elle, comme chaque soir depuis vingt ans. Je prends sa main, je la caresse doucement. Parfois, elle serre mes doigts, parfois elle ne réagit pas. Mais je reste là, fidèle, invisible.

Je m’appelle Claire. J’ai quarante-trois ans et j’habite toujours dans la maison de mon enfance à Angers. J’ai mis de côté mes études de lettres pour m’occuper de maman quand elle est tombée malade. Papa était déjà parti depuis longtemps, et Paul… Paul avait fui vers la capitale dès qu’il avait eu son bac en poche. Moi, je suis restée. J’ai appris à changer les pansements, à donner les médicaments, à parler doucement quand la douleur était trop forte. J’ai appris à taire mes envies, à oublier mes rêves d’ailleurs.

Les années ont passé comme un long hiver sans fin. Les amis se sont éloignés, les amours n’ont pas eu le temps d’éclore. Je me suis contentée de petits boulots : caissière au supermarché du coin, aide aux devoirs pour les enfants du voisinage. Tout ce qui me permettait d’être là pour maman.

Parfois, la nuit, je m’imaginais une autre vie. Je me voyais dans un petit appartement à Nantes, entourée de livres et de plantes vertes, riant avec des amis autour d’un verre de vin blanc. Mais au matin, il y avait toujours la réalité : le réveil trop tôt, la fatigue dans les yeux de maman, l’odeur âcre des médicaments.

Un soir d’automne, alors que la pluie frappait contre les vitres, maman m’a regardée avec une intensité inhabituelle. « Tu sais, Claire… tu es mon rayon de soleil. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi. » J’ai senti mes yeux se remplir de larmes. J’ai cru que tout ce que j’avais sacrifié avait un sens.

Mais la maladie a fini par gagner. Un matin de janvier, alors que je lui tenais la main comme d’habitude, elle a cessé de respirer. Le silence a envahi la maison. J’ai appelé Paul. Il est arrivé deux jours plus tard, l’air gêné mais soulagé que tout soit terminé.

Les semaines suivantes ont été un tourbillon : démarches administratives, funérailles sobres à l’église du quartier, regards compatissants des voisins. Paul est resté quelques jours pour « régler les affaires ». Il a parlé avec le notaire pendant que je triais les vêtements de maman.

Le jour de la lecture du testament, j’étais nerveuse mais confiante. Après tout, qui d’autre que moi avait été là ? Qui d’autre avait veillé chaque nuit ? Le notaire a lu d’une voix monocorde : « Je lègue l’ensemble de mes biens à mon fils Paul… » Le reste s’est brouillé dans ma tête. J’ai senti le sang quitter mon visage.

Paul a évité mon regard. « Tu sais… maman voulait sûrement te protéger autrement… Peut-être qu’elle pensait que tu n’avais pas besoin d’argent… » Sa voix était faussement compatissante.

Je suis rentrée seule dans la maison vide. Tout ce qui me restait était le vieux fauteuil où maman aimait s’asseoir et le poste de radio qui grésillait encore parfois sur France Inter.

Les semaines ont passé. Paul a vendu la maison rapidement — il avait besoin d’argent pour son nouvel appartement à Paris. J’ai dû trouver une chambre chez une vieille dame du quartier en échange de quelques heures de ménage.

Je me suis sentie trahie, abandonnée par celle pour qui j’avais tout donné. Les voisins murmuraient : « C’est injuste… Claire a tout sacrifié… » Mais personne n’a rien fait.

Un soir, alors que je marchais seule sur les bords de la Maine, j’ai croisé Madame Lefèvre, une ancienne amie de maman. Elle m’a serrée dans ses bras : « Tu as été une fille exemplaire, Claire. Mais parfois… les gens font des choix qu’on ne comprendra jamais. Il faut penser à toi maintenant. »

Penser à moi ? Je ne savais même plus comment faire.

J’ai commencé à écrire dans un vieux carnet retrouvé au fond d’un carton : des souvenirs d’enfance, des rêves oubliés, des colères rentrées. Petit à petit, j’ai retrouvé ma voix.

Un jour, Paul m’a appelée : « Tu pourrais venir à Paris ? J’aurais besoin d’aide avec les enfants pendant les vacances… » J’ai raccroché sans répondre.

Aujourd’hui encore, il m’arrive de fermer les yeux et d’entendre le souffle de maman dans la nuit silencieuse. Parfois je me demande : tout ce temps donné par amour… était-ce vraiment du sacrifice ou simplement la peur d’exister pour moi-même ?

Et vous… jusqu’où iriez-vous par amour pour vos proches ? À quel moment faut-il penser à soi ?