Fuir l’Ennui : Mon Bureau, Mon Refuge
« Tu rentres encore tard ce soir ? » La voix d’Antoine résonne dans le couloir, tranchante comme une lame. Je ferme doucement la porte de la salle de bain, espérant que l’eau de la douche couvrira mes soupirs. Il est 7h12, et déjà, je sens la tension s’installer dans l’appartement.
Je m’appelle Claire, j’ai trente-huit ans, deux enfants, un mari que j’ai aimé autrefois, et un boulot dans une petite agence de communication à Lyon. Mais ce matin, comme tous les autres, je n’ai qu’une envie : partir travailler. Non pas parce que j’adore mon métier, mais parce que le bureau est devenu mon abri, mon échappatoire à l’ennui et à l’agacement que m’inspire Antoine.
« Tu pourrais au moins faire un effort pour rentrer plus tôt, » marmonne-t-il en attrapant sa tasse de café. Je ne réponds pas. Je n’ai plus la force de discuter. Depuis des mois, chaque mot échangé est une étincelle sur une poudrière. Les enfants, Lucie et Paul, sont déjà devant la télé, silencieux, comme s’ils avaient compris qu’il valait mieux ne pas faire de bruit.
Au travail, je respire enfin. Mon collègue Julien me lance un sourire complice : « Encore une matinée difficile ? » Je hausse les épaules. Il sait. Tout le monde sait. Je suis devenue celle qui arrive la première et repart la dernière. Celle qui propose d’organiser toutes les réunions tardives ou d’aller voir les clients à l’autre bout de la ville. Tout pour éviter de rentrer chez moi.
Un jour, ma mère m’appelle : « Claire, tu ne viens plus nous voir le dimanche… Antoine dit que tu travailles trop. » Sa voix est pleine de reproches voilés. Je sens la colère monter. Pourquoi personne ne comprend que je suffoque ? Que chaque minute passée à la maison est une lutte contre moi-même ?
Le soir venu, je rentre à pas feutrés. Antoine est assis dans le salon, les bras croisés. « On doit parler. » Je sens mon cœur s’accélérer. « Tu passes plus de temps au travail qu’avec ta famille. Tu crois que je ne vois rien ? »
Je serre les poings. « Et toi ? Tu crois que c’est facile de rentrer ici ? Tu crois que j’ai envie de t’entendre râler du matin au soir ? »
Le ton monte. Les enfants se réfugient dans leur chambre. Les mots fusent : reproches, accusations, souvenirs jetés à la figure comme des pierres. « Tu n’es plus la même ! » crie-t-il.
Je me tais. Il a raison. Je ne suis plus la même. Je suis fatiguée d’être celle qui fait semblant, qui sourit aux repas de famille alors qu’elle rêve d’être ailleurs.
Les jours passent et se ressemblent. Au bureau, je m’investis dans des projets qui ne m’intéressent pas vraiment, juste pour éviter le silence pesant de la maison. Julien me propose un café après le travail. J’hésite, puis j’accepte. Ce n’est pas une histoire d’amour qui commence, juste un moment où je peux respirer sans avoir à me justifier.
Un samedi matin, alors qu’Antoine est parti faire les courses avec les enfants, je m’effondre sur le canapé. Les larmes coulent sans bruit. Je pense à tout ce que j’ai sacrifié : mes rêves d’écriture, mes envies de voyage… Tout ça pour quoi ? Pour une vie qui ne me ressemble plus.
Ma sœur Sophie débarque à l’improviste. Elle me trouve en pleurs et me serre dans ses bras. « Tu ne peux pas continuer comme ça, Claire… Tu dois parler à Antoine, vraiment parler. Ou partir. »
Mais partir… Où irais-je ? Comment expliquer aux enfants que leur mère ne supporte plus leur père ? Comment affronter le regard des autres ?
Le lendemain soir, après avoir couché Lucie et Paul, je m’assieds face à Antoine. « Il faut qu’on arrête de faire semblant », dis-je d’une voix tremblante.
Il baisse les yeux. Pour la première fois depuis longtemps, il semble vulnérable. « Je sais que ça ne va pas… Mais on fait quoi ? »
Je n’ai pas de réponse toute faite. Je sais juste que je ne veux plus fuir ma vie derrière mon ordinateur ou dans des réunions interminables.
Les semaines suivantes sont faites de discussions douloureuses, de silences lourds et de décisions difficiles à prendre. Nous décidons finalement de consulter un médiateur familial.
Ce n’est pas un conte de fées : il y a des jours où je regrette presque d’avoir ouvert cette boîte de Pandore. Mais il y a aussi des moments où je sens que je respire à nouveau.
Aujourd’hui encore, rien n’est réglé. Mais j’ai arrêté de me cacher au travail pour fuir mes problèmes.
Parfois je me demande : combien sommes-nous à nous réfugier dans notre boulot pour éviter d’affronter ce qui nous ronge vraiment ? Est-ce qu’on finit par se perdre complètement à force de fuir ?