Quand l’amitié devient une dette : l’histoire de Claire et Sylvie
« Tu ne comprends donc jamais rien, Claire ! » La voix de Sylvie résonne encore dans ma tête, sèche, tranchante, comme un couperet. Nous sommes dans ma cuisine, un matin de février, la lumière grise filtre à peine à travers les rideaux. Je serre ma tasse de café, les jointures blanches, et je sens la colère monter en moi, mêlée à une tristesse profonde. Quarante ans d’amitié, et voilà que tout vacille.
Je me souviens de notre première rencontre, en 1982, dans ce bureau de la rue de Rennes. Sylvie portait un tailleur bleu marine trop grand pour elle et un sourire timide. Nous étions jeunes, ambitieuses, prêtes à conquérir le monde de la comptabilité. Très vite, nous sommes devenues inséparables. Elle était la marraine de mon fils Thomas, j’étais la confidente de ses peines de cœur. Nos vies se sont entremêlées : mariages, naissances, vacances en Bretagne, soirées à refaire le monde autour d’un verre de vin.
Mais aujourd’hui, tout cela semble loin. Depuis que j’ai pris ma retraite anticipée pour m’occuper de ma mère malade, j’ai moins de temps pour Sylvie. Elle m’appelait chaque matin pour lui rendre service : l’accompagner chez le médecin, garder ses petits-enfants, l’aider à remplir ses papiers administratifs. J’acceptais toujours, par habitude, par affection… ou peut-être par peur de la perdre.
Un jour, épuisée par les soins à donner à maman et les soucis avec mon fils qui venait de divorcer, j’ai osé dire non. « Je ne peux pas aujourd’hui, Sylvie. Je suis désolée. » Le silence qui a suivi a été plus lourd que n’importe quel reproche. Depuis ce jour-là, elle s’est éloignée. Plus d’appels du matin, plus d’invitations à déjeuner. J’ai tenté de la joindre : messages sans réponse, invitations ignorées.
Mon mari, Jean-Pierre, m’a dit : « Tu sais, Claire, parfois il faut accepter que certaines personnes ne sont là que quand ça les arrange. » Mais comment accepter que celle que je considérais comme ma sœur me tourne le dos parce que je ne suis plus disponible ?
Un dimanche après-midi, j’ai croisé Sylvie au marché de Vanves. Elle discutait avec Hélène et Martine, nos amies communes. Je me suis approchée timidement.
— Bonjour Sylvie…
Elle a levé les yeux vers moi, son regard froid comme jamais.
— Ah… Claire. Tu vas bien ?
— Oui… Je voulais juste prendre de tes nouvelles.
— Je suis très occupée en ce moment. Tu comprends sûrement.
Ses mots étaient des flèches. Hélène a tenté un sourire gêné. J’ai senti mes mains trembler. Je me suis éloignée en retenant mes larmes.
Les semaines ont passé. J’ai vu sur Facebook des photos d’elles trois au restaurant où nous avions nos habitudes. Sans moi. J’ai compris que j’étais remplacée.
Un soir, alors que je pliais le linge dans le salon, Thomas est venu me voir.
— Maman… Tu sais, parfois il vaut mieux être seule que mal entourée.
J’ai souri tristement. Mais comment tourner la page sur quarante ans ?
J’ai repensé à tous ces moments où j’avais mis mes besoins de côté pour Sylvie : les week-ends annulés avec Jean-Pierre parce qu’elle avait besoin de moi ; les disputes avec Thomas parce que je gardais ses petits-enfants alors qu’il voulait passer du temps avec moi ; les nuits blanches à l’écouter pleurer pour un homme qui ne la méritait pas.
Un soir d’avril, Sylvie m’a appelée. Mon cœur a bondi dans ma poitrine.
— Claire… Est-ce que tu pourrais m’aider à remplir ma déclaration d’impôts ?
Je suis restée silencieuse quelques secondes.
— Tu sais, Sylvie… J’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps. J’ai l’impression que notre amitié ne tient que lorsque je te rends service. Est-ce que tu tiens vraiment à moi… ou seulement à ce que je peux t’apporter ?
Elle a soupiré.
— Tu exagères… On s’est toujours aidées !
— Oui… Mais quand j’ai eu besoin de toi ces derniers mois, tu n’étais pas là.
Un silence gênant s’est installé.
— Bon… Si tu ne veux pas m’aider, tant pis.
Elle a raccroché.
J’ai pleuré longtemps ce soir-là. Pas pour elle. Pour moi. Pour tout ce temps donné sans compter, pour cette illusion d’amitié qui s’effondrait.
Aujourd’hui encore, je croise parfois Sylvie dans le quartier. Nous échangeons des politesses froides. Je sens un vide immense en moi mais aussi une forme de soulagement : je n’ai plus à me plier en quatre pour être aimée.
Je me demande : combien d’entre nous vivent des amitiés à sens unique sans oser ouvrir les yeux ? Est-ce vraiment cela, l’amitié ? Ou bien n’est-ce qu’un marché déguisé ?