Quand ma petite-fille est venue habiter chez moi : chronique d’un amour fissuré

« Tu pourrais au moins frapper avant d’entrer, Mamie ! »

La voix de Camille résonne encore dans le couloir, sèche, tranchante. Je reste figée sur le seuil de sa chambre, la main tremblante sur la poignée. Je voulais juste lui demander si elle voulait dîner avec moi ce soir, comme avant, quand elle était petite et qu’elle sautait de joie à l’idée de préparer des crêpes ensemble. Mais aujourd’hui, tout semble différent. Je referme doucement la porte, le cœur lourd.

Je m’appelle Françoise. J’ai soixante-dix ans et j’habite un appartement modeste dans le 13ème arrondissement de Paris. Il y a six mois, j’ai accepté que Camille, ma première petite-fille, vienne vivre chez moi pour ses études à la Sorbonne. J’étais fière, émue. Je me souvenais de ses dessins maladroits, de ses bouquets de pissenlits cueillis dans le square d’en bas, de ses rires clairs qui résonnaient dans mon salon. J’avais l’impression de retrouver un peu de la joie qui m’avait quittée depuis la mort de mon mari, Bernard.

Mais très vite, la réalité m’a rattrapée. Camille n’est plus une enfant. Elle rentre tard, souvent sans prévenir. Elle s’enferme dans sa chambre, casque vissé sur les oreilles, téléphone greffé à la main. Quand je lui parle, elle lève à peine les yeux. « Oui, Mamie », « Non, Mamie », des réponses automatiques qui me blessent plus qu’elle ne l’imagine.

Un soir, alors que je prépare son plat préféré — le gratin dauphinois — j’entends des éclats de voix dans sa chambre. Elle est au téléphone avec sa mère, ma fille Sophie. Je n’entends que des bribes : « Elle ne comprend rien… C’est étouffant ici… Je veux juste être tranquille… »

Je m’assois sur une chaise, le plat encore chaud entre les mains. Je me sens soudain vieille et inutile. Est-ce donc cela, vieillir ? Devenir un meuble qu’on tolère à peine ?

Les jours passent et la tension s’installe. Un matin, je trouve la salle de bain inondée. Camille a laissé couler l’eau en se maquillant à la hâte. Je frappe à sa porte :

— Camille, tu pourrais faire un peu attention !

Elle soupire bruyamment :

— C’est bon, Mamie, c’est pas grave !

Je ravale mes reproches. Je n’ai pas envie de me disputer. Mais le soir venu, je craque et j’appelle Sophie.

— Tu sais, ta fille change… Je ne la reconnais plus.

Sophie soupire à son tour :

— Maman, c’est normal. Elle a dix-neuf ans. Laisse-lui un peu d’espace.

De l’espace ? Mais c’est mon appartement ! Je me sens envahie par une étrangère qui porte pourtant le visage de ma petite-fille adorée.

Un dimanche après-midi, alors que je tente une dernière fois de renouer le dialogue autour d’un gâteau au chocolat, Camille s’installe à table sans un mot. Je prends mon courage à deux mains :

— Camille, tu sais… Tu peux me parler si tu as des soucis.

Elle relève enfin les yeux vers moi :

— Mais Mamie, tu ne comprends rien à ma vie ! Tu veux toujours tout contrôler !

Je reste sans voix. Contrôler ? Moi qui me contente d’attendre un sourire ou un merci…

Les semaines suivantes sont pires encore. Camille ramène des amis sans prévenir. Ils rient fort dans le salon pendant que je m’enferme dans ma chambre pour regarder « Questions pour un champion » en sourdine. Parfois, j’entends des éclats de rire qui me rappellent ceux de mon enfance à la campagne, mais ce ne sont plus les miens.

Un soir d’avril, je surprends une conversation entre Camille et son ami Paul :

— Franchement, j’en peux plus de vivre ici… J’ai l’impression d’étouffer.

Paul répond :

— Tu pourrais chercher une coloc’ ?

Camille hésite :

— Oui… Mais Mamie serait triste.

Je ferme doucement la porte du couloir derrière moi. Je comprends alors que je dois la laisser partir. Que l’amour ne suffit pas toujours à retenir ceux qu’on aime.

Quelques jours plus tard, Camille vient me voir dans la cuisine.

— Mamie… Je crois que je vais chercher un appartement avec des amis.

Je souris faiblement.

— Tu as raison, ma chérie. Il faut que tu vives ta vie.

Elle me serre dans ses bras et je sens ses larmes couler sur mon épaule. Les miennes aussi.

Aujourd’hui, l’appartement est redevenu silencieux. Trop silencieux. Parfois je repense à ces mois partagés entre tendresse et incompréhension. Ai-je été trop exigeante ? Ou bien est-ce simplement le temps qui passe et qui nous éloigne malgré nous ?

Est-ce que d’autres grands-parents se sentent aussi étrangers chez eux ? Est-ce qu’on peut vraiment aimer sans jamais blesser ceux qu’on chérit le plus ?