Le jour où j’ai cessé de décrocher le téléphone
— Maman, tu peux venir m’aider avec les enfants ce soir ?
La voix de ma fille résonne dans le combiné, pressante, familière. Je regarde l’horloge : 18h42. Mon cœur se serre. Je sais déjà que je vais dire oui. Comme toujours. Mais ce soir, je n’en ai pas envie. Pas du tout. J’ai mal au dos, j’ai mal à l’âme. Je voudrais juste m’asseoir, manger lentement, écouter le silence. Mais je réponds :
— Bien sûr, ma chérie. J’arrive dans une demi-heure.
Je raccroche et je soupire. Je m’appelle Françoise. J’ai 61 ans et je suis la femme qu’on appelle quand il faut garder les petits-enfants, faire les courses pour maman, aider mon fils à remplir ses papiers administratifs, écouter ma sœur pleurer son divorce autour d’un café. J’ai été la femme de toutes les urgences, de tous les dépannages. La femme invisible qui fait tourner la machine familiale.
Mon mari, Gérard, n’a jamais compris pourquoi je me plaignais parfois. « Tu aimes ça, aider tout le monde », disait-il en haussant les épaules. Peut-être qu’il avait raison. Peut-être que j’avais besoin de me sentir utile pour exister. Mais aujourd’hui, je suis fatiguée.
Ce soir-là, en rentrant chez moi après avoir couché mes petits-enfants et rangé la cuisine de ma fille, j’ai croisé mon reflet dans la vitre du métro. Une femme aux cheveux gris, les traits tirés, le regard vide. Je me suis demandé : « Qui es-tu ? »
Le lendemain matin, mon téléphone a sonné à 7h30. C’était ma mère :
— Françoise, tu pourrais passer à la pharmacie pour moi ?
J’ai regardé le téléphone sonner. J’ai laissé sonner. Pour la première fois depuis des années, je n’ai pas décroché.
Ce geste m’a bouleversée. J’ai ressenti une peur panique : et si elle avait vraiment besoin de moi ? Et si quelque chose arrivait ? Mais en même temps, une petite voix en moi murmurait : « Et toi, Françoise ? Qui prend soin de toi ? »
Les jours suivants, j’ai continué à ignorer certains appels. Ma sœur a laissé un message :
— Tu fais quoi ? T’es fâchée ?
Non, je n’étais pas fâchée. J’étais épuisée.
Gérard a commencé à s’inquiéter :
— Tu ne vas pas bien ? Tu ne réponds plus à personne.
Je lui ai répondu calmement :
— J’ai besoin de temps pour moi.
Il a haussé les sourcils, comme si je venais de parler chinois.
J’ai commencé à marcher seule dans le parc près de chez moi. J’ai redécouvert le goût du café chaud bu sans précipitation, le plaisir d’un livre ouvert sans être interrompue toutes les dix minutes par une demande ou une urgence imaginaire.
Mais la culpabilité me rongeait. À chaque appel manqué, je me sentais égoïste. En France, une mère doit être disponible, une fille doit s’occuper de sa mère vieillissante. C’est comme ça qu’on m’a élevée à Lille dans les années 60 : « On ne compte pas ses heures quand il s’agit de la famille », disait ma grand-mère.
Un dimanche midi, ma fille est arrivée chez moi sans prévenir. Elle a trouvé la porte fermée à clé — chose rare — et m’a appelée depuis le palier.
— Maman ! Ouvre ! Qu’est-ce qui se passe ?
Je n’ai pas bougé. Je l’ai laissée repartir. J’ai pleuré longtemps après son départ.
Le soir même, elle m’a envoyé un message :
« Je comprends que tu sois fatiguée… Mais tu pourrais au moins nous prévenir ! »
C’est là que j’ai compris : ils ne voyaient pas ma fatigue parce que je ne l’avais jamais montrée. J’avais toujours été forte, disponible, inépuisable.
Quelques jours plus tard, j’ai invité toute la famille à dîner. Ils sont arrivés avec des fleurs et des sourires gênés.
J’ai pris la parole :
— Je vous aime tous très fort. Mais j’ai besoin de temps pour moi maintenant. Je ne peux plus être là pour tout le monde tout le temps. J’espère que vous comprendrez.
Ma mère a baissé les yeux. Ma fille a serré ma main sous la table.
— On t’a trop sollicitée… On ne s’en rendait pas compte.
Mon fils a proposé d’aider sa grand-mère pour ses courses désormais.
Ce soir-là, j’ai ressenti un mélange étrange de tristesse et de soulagement. Tristesse d’avoir dû attendre si longtemps pour m’affirmer ; soulagement d’avoir enfin osé dire non.
Depuis ce jour, ma vie a changé. Je prends le temps de cuisiner pour moi seule, de marcher sous la pluie sans parapluie, d’aller au cinéma voir des films que j’aime — même si personne ne veut m’accompagner.
Parfois la solitude me pèse encore. Parfois je culpabilise en entendant le téléphone sonner dans le vide. Mais je sais maintenant que ma vie m’appartient aussi.
Est-ce égoïste de vouloir exister pour soi-même ? Ou bien est-ce simplement nécessaire pour continuer à aimer les autres sans se perdre ? Qu’en pensez-vous ?