J’ai donné ma maison à ma fille, croyant qu’elle me soutiendrait : aujourd’hui, elle me supplie de partir
« Maman, il faut qu’on parle. »
La voix de Sophie résonne dans le couloir, sèche, étrangère. Je serre la poignée de la porte du salon, mon cœur tambourine dans ma poitrine. Je reconnais ce ton : celui qu’elle prend quand elle a déjà pris sa décision. Je m’assois sur le vieux canapé, celui que j’ai acheté il y a trente ans, quand Sophie n’était qu’une petite fille qui courait pieds nus dans le jardin. Elle s’installe en face de moi, les bras croisés, le regard fuyant.
« Tu sais que Paul et moi, on a besoin d’espace… Avec les enfants qui grandissent, c’est compliqué. »
Je la regarde sans comprendre. Paul, son mari, ne m’a jamais vraiment acceptée ici. Depuis qu’ils ont emménagé après la naissance de leur deuxième fils, je sens que je dérange. Mais c’est ma maison. C’était ma maison.
Je me souviens encore du jour où j’ai signé l’acte de donation. C’était un matin d’automne, les feuilles tombaient dans l’allée. J’avais les mains moites mais le cœur léger : offrir ce toit à ma fille, c’était lui transmettre tout ce que j’avais construit. Je croyais naïvement que ce geste serait un gage d’amour et de reconnaissance. J’avais tort.
« Tu veux que je parte ? » Ma voix tremble malgré moi.
Sophie détourne les yeux. « Ce n’est pas ça… Mais tu pourrais peut-être aller chez tante Claire quelques temps ? Ou alors… tu pourrais chercher un petit appartement ? »
Un appartement ? À soixante-dix ans ? Après avoir tout donné ? Je sens la colère monter, mais aussi une tristesse immense. Je pense à mon mari, Henri, disparu il y a dix ans. Lui aurait-il compris ce qui m’arrive ?
Je me lève brusquement. « Tu veux vraiment que je parte ? Dis-le-moi en face, Sophie ! »
Elle se lève à son tour, la voix tremblante : « Maman, c’est difficile pour tout le monde… On ne s’en sort plus financièrement, Paul est au chômage… On a besoin de louer une partie de la maison… »
Je ris nerveusement. « Louer ? Mais c’est moi qui ai payé chaque brique de cette maison ! »
Paul entre alors dans la pièce, les bras croisés : « Marie, on ne peut plus continuer comme ça. Il faut penser à l’avenir des enfants. »
Je regarde mes petits-enfants qui jouent dans le jardin, insouciants. Eux aussi vont-ils m’oublier ?
Les jours suivants sont un calvaire. Sophie évite mon regard, Paul fait comme si je n’existais pas. Je me sens étrangère chez moi. Je passe mes journées à marcher dans le quartier, à discuter avec les voisins qui me demandent pourquoi j’ai l’air si triste.
Un soir, je croise Madame Lefèvre à la boulangerie. Elle me prend la main : « Marie, tu as tout donné à ta famille… Tu ne mérites pas ça. »
Mais que puis-je faire ? La loi est claire : la maison appartient désormais à Sophie. Je n’ai plus aucun droit ici.
Je repense à mon enfance en Bretagne, à mes parents qui m’ont appris la valeur du travail et du sacrifice. Ai-je trop donné ? Ai-je mal élevé ma fille ?
Un matin, je trouve une annonce pour une petite chambre chez l’habitant. L’idée de quitter ce lieu me brise le cœur, mais je n’ai plus le choix.
Avant de partir, j’ose une dernière conversation avec Sophie.
« Tu sais, ma fille… Je t’ai tout donné parce que je croyais en toi. Je croyais que tu comprendrais ce que ça veut dire d’aimer sans compter. »
Elle baisse la tête, les larmes aux yeux : « Je suis désolée, maman… Je ne sais pas comment on en est arrivées là… »
Je pars avec une valise et quelques souvenirs. Dans le bus qui m’emmène vers ma nouvelle vie, je regarde par la fenêtre et je me demande :
Est-ce cela, vieillir en France aujourd’hui ? Est-ce que donner tout son amour et son bien matériel à ses enfants signifie forcément finir seule ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?