Entre Hier et Demain : Le Dilemme d’une Mère dans une France en Mutation

— Tu ne comprends donc pas, maman ? Ici, il n’y a plus rien pour nous !

La voix de Mathieu résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la nappe entre mes doigts, le regard fixé sur la fenêtre embuée. Dehors, la pluie martèle le vieux jardin où il jouait enfant. Mon cœur bat trop fort. Je voudrais répondre, mais les mots restent coincés dans ma gorge.

— Tu veux tout abandonner ? La maison de ton père, les souvenirs de ta sœur, le cerisier que tu as planté avec papi ?

Mathieu soupire, exaspéré. Il tourne en rond, comme un lion en cage. Depuis qu’il a perdu son travail à l’usine, il n’est plus le même. Il parle de Paris, de nouveaux départs, d’opportunités. Mais moi… Moi, j’ai peur.

Je me revois, jeune mariée, franchissant le seuil de cette maison en pierre avec Lucien. Nous avions tout à construire. Les rires, les disputes, les Noëls trop bruyants… Tout est là, dans ces murs. Comment pourrais-je les quitter ?

— Maman, écoute-moi ! Ici, il n’y a plus d’avenir. La boulangerie ferme, l’école va fusionner avec celle du village voisin… Tu veux finir seule ?

Je sens les larmes monter. Seule… Oui, c’est ma plus grande peur. Depuis la mort de Lucien, je m’accroche à ce qui reste : la routine, les souvenirs, le jardin. Mais Mathieu a raison sur un point : tout s’effrite autour de nous.

— Tu crois que Paris va t’apporter le bonheur ? Là-bas, tu seras un inconnu parmi des inconnus…

Il hausse les épaules.

— Au moins là-bas, j’aurai une chance. Ici, je suffoque.

Un silence pesant s’installe. Je regarde ses mains nerveuses – les mêmes que celles de son père. Je voudrais le retenir, lui dire que tout ira bien. Mais je sens que quelque chose s’est brisé entre nous.

Plus tard dans la soirée, je monte dans la chambre de Mathieu. Il fait sa valise en silence. Sur son lit traîne son vieux pull bleu – celui que je lui avais tricoté pour ses 18 ans. Je m’assieds à côté de lui.

— Tu te souviens quand tu es tombé du cerisier ?

Il esquisse un sourire triste.

— J’avais six ans… Tu m’as soigné avec du miel et des pansements Winnie l’Ourson.

Je ris malgré moi. Ce rire me fait du bien.

— Tu étais courageux… Mais tu avais peur de perdre ce que tu aimais.

Il me regarde enfin dans les yeux.

— Et toi, maman ? Tu n’as pas peur de rester ici toute seule ?

Je baisse la tête. Bien sûr que j’ai peur. Mais j’ai aussi peur de perdre ce qui fait de moi ce que je suis.

Les jours passent. Le village se vide peu à peu. La voisine d’en face part chez sa fille à Lyon. Le facteur ne passe plus qu’un jour sur deux. Je croise Madame Lefèvre à la supérette :

— Alors, Françoise, tu vas suivre ton fils à Paris ?

Je hausse les épaules.

— Je ne sais pas…

Elle me serre la main.

— On ne peut pas vivre que de souvenirs.

Le soir venu, je relis les lettres de Lucien. Il écrivait si bien… « N’oublie jamais d’où tu viens », disait-il toujours. Mais il ajoutait aussi : « La vie est mouvement ».

Mathieu partira demain matin. Je prépare son petit-déjeuner préféré : tartines grillées et confiture de cerises maison. Il descend l’escalier en traînant les pieds.

— Tu as bien dormi ?

Il hoche la tête sans conviction.

— Je t’ai laissé un double des clés… Si jamais tu veux revenir.

Il me serre fort dans ses bras. Je sens ses épaules trembler.

— Viens avec moi, maman… S’il te plaît.

Je ferme les yeux. Je voudrais dire oui, tout lâcher pour lui. Mais je sens au fond de moi que je ne suis pas prête.

— J’ai besoin de temps… Peut-être qu’un jour…

Il part sous la pluie battante. Je reste sur le seuil longtemps après que sa voiture a disparu au bout du chemin.

Les jours suivants sont gris et silencieux. J’entends encore sa voix dans la maison vide. Je parle aux photos sur la cheminée ; je caresse le bois du vieux buffet comme s’il pouvait me répondre.

Un matin, je reçois une carte postale : « Maman, Paris est immense mais je pense à toi chaque jour. Prends soin de toi. Mathieu ».

Je souris à travers mes larmes. Peut-être qu’il a raison : il faut avancer. Mais comment tourner la page sans renier tout ce que j’ai aimé ?

Parfois je me demande : faut-il vraiment choisir entre hier et demain ? Peut-on aimer sans se perdre soi-même ? Qu’en pensez-vous ?