Entre Deux Appartements, Entre Deux Cœurs : Le Prix du Silence

« Tu ne comprends donc pas, Élodie ? Si on ne paie pas, maman va perdre son appartement ! » La voix de Julien résonne encore dans le salon, tranchante, presque suppliante. Je serre la tasse de café entre mes mains, mes jointures blanchies par la tension. Il est minuit passé, notre fils Lucas dort dans la chambre d’à côté, mais moi, je ne dors plus depuis des semaines.

Tout a commencé il y a six mois, quand la banque a menacé de saisir l’appartement de ma belle-mère, Monique. Julien est venu vers moi, les yeux rougis d’inquiétude : « On ne peut pas la laisser à la rue, Élodie. » J’ai hoché la tête, sans vraiment réfléchir. Après tout, j’avais cet appartement hérité de ma grand-mère à Montreuil, deux pièces lumineuses mais un peu vieillottes. Julien possédait aussi un studio à Bastille, hérité de son père, bien plus rentable à la location. On a décidé de louer mon appartement pour payer les dettes de Monique.

Au début, je me suis dit que ce serait temporaire. Mais très vite, les factures se sont accumulées : crédits à la consommation, arriérés d’électricité, dettes de jeu dont personne ne voulait parler. Monique m’appelait presque tous les jours : « Ma chérie, tu sais comme c’est dur pour moi… » J’ai commencé à vendre mes bijoux, puis à prendre sur nos économies. Julien travaillait tard pour compenser, mais je sentais qu’il s’éloignait.

Lucas, lui, ne comprenait pas pourquoi on ne pouvait plus aller au cinéma le week-end ou pourquoi son anniversaire s’était résumé à un gâteau fait maison et trois copains dans le salon. Un soir, il m’a demandé : « Maman, pourquoi tu pleures tout le temps ? » J’ai menti. Je lui ai dit que j’étais fatiguée.

La tension montait à la maison. Julien et moi ne faisions que nous disputer. « Tu fais passer ta mère avant notre fils ! » ai-je crié un soir où il voulait encore envoyer de l’argent à Monique. Il a claqué la porte et n’est pas rentré avant l’aube. J’ai passé la nuit à regarder Lucas dormir, me demandant si je n’étais pas en train de tout perdre.

Un dimanche matin, alors que je préparais le petit-déjeuner, Monique a débarqué sans prévenir. Elle portait ce manteau rose bonbon qui sentait la naphtaline et le parfum bon marché. « Je n’ai nulle part où aller », a-t-elle sangloté en s’effondrant sur le canapé. Julien l’a prise dans ses bras. Moi, je suis restée debout dans la cuisine, incapable de bouger.

Les semaines suivantes ont été un enfer. Monique s’est installée chez nous « le temps de se retourner ». Elle critiquait tout : ma façon de cuisiner (« Tu mets trop d’ail ! »), d’élever Lucas (« Il regarde trop la télé ! »), même ma manière de parler à Julien (« Tu n’es pas assez douce avec lui… »). Je me suis sentie étrangère chez moi.

Un soir, alors que je rangeais les courses, j’ai surpris une conversation entre Julien et sa mère :
— Tu sais qu’Élodie n’a jamais vraiment accepté ma famille…
— Elle est égoïste, mon fils. Elle pense qu’à elle et à son fils.

J’ai eu envie de hurler. Mon fils ? Notre fils ! Mais je n’ai rien dit. J’ai avalé ma colère comme on avale un médicament amer.

Lucas devenait de plus en plus silencieux. Il passait des heures enfermé dans sa chambre à dessiner des maisons avec des portes fermées à clé. Un soir, il m’a dit : « Maman, pourquoi mamie crie tout le temps ? Pourquoi papa ne me lit plus d’histoires ? »

Je n’avais plus de réponses. Je me suis mise à pleurer devant lui pour la première fois. Il m’a serrée dans ses bras et m’a dit : « Je t’aime quand même, maman. »

Le lendemain matin, j’ai pris une décision. J’ai appelé une assistante sociale pour demander conseil. Elle m’a écoutée longuement puis m’a dit : « Vous avez le droit de penser à vous et à votre enfant. Ce n’est pas à vous seule de porter tous les fardeaux familiaux. »

Ce soir-là, j’ai confronté Julien :
— Ça suffit. Je ne peux plus continuer comme ça. Lucas souffre et moi aussi. Ta mère doit trouver une autre solution.
— Tu veux qu’on la mette dehors ?! s’est-il écrié.
— Je veux juste qu’on pense enfin à notre famille… à Lucas !

Il y a eu un long silence. Puis Julien a baissé les yeux.

Quelques jours plus tard, Monique a quitté notre appartement pour aller chez sa sœur en province. L’atmosphère s’est allégée mais les blessures restaient vives. Julien m’en voulait ; moi aussi je lui en voulais. Lucas recommençait doucement à sourire.

Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai fait le bon choix en sacrifiant tant pour une famille qui n’était pas la mienne au détriment de mon propre enfant. Est-ce que le devoir envers sa belle-famille doit passer avant celui envers son propre foyer ? Et vous… jusqu’où iriez-vous par amour ou par loyauté ?