À Quarante-Quatre Ans, Un Nouveau Départ : Le Cri d’Alice
— Tu plaisantes, Alice ? À ton âge ?
La voix de ma sœur résonne encore dans mon salon, tranchante comme une lame. Je serre le test de grossesse dans ma main, le plastique froid contre ma paume moite. Je n’arrive pas à parler. Je n’arrive même pas à pleurer. J’ai quarante-quatre ans, célibataire, et je suis enceinte. C’est absurde, c’est ridicule — c’est la réalité.
Tout a commencé il y a trois jours. Un simple retard, puis deux. Je me suis dit que c’était la préménopause, que mon corps me jouait des tours. Mais au fond de moi, une petite voix murmurait : « Et si… » J’ai acheté le test en cachette, à la pharmacie du coin, en évitant le regard de la pharmacienne. Quand la deuxième barre est apparue, j’ai cru m’évanouir.
Je me suis assise sur le rebord de la baignoire, les jambes tremblantes. J’ai pensé à tout ce que j’avais construit — ou plutôt à tout ce que je n’avais pas construit. Pas de mari, pas d’enfant, un boulot de prof de lettres au collège du quartier, des élèves qui me respectent à peine, une mère qui me reproche encore de ne pas lui avoir donné de petits-enfants. Et maintenant ?
J’ai appelé ma sœur, Camille. Elle a deux enfants, un mari médecin, une maison à Suresnes. Elle a tout fait « dans l’ordre ». Moi, j’ai toujours été la rebelle, celle qui partait en voyage sur un coup de tête, qui ramenait des hommes différents à Noël. Mais là… là, je ne sais plus qui je suis.
— Tu vas le garder ?
La question claque dans l’air. Je n’en sais rien. Je n’ai jamais voulu d’enfant — ou plutôt, je n’ai jamais osé en vouloir. J’ai toujours eu peur de ne pas être à la hauteur, peur de reproduire les erreurs de ma mère, peur d’être seule. Et maintenant que c’est là…
Je repense à Paul. Une aventure d’un soir, un collègue croisé lors d’un pot de fin d’année. Il ne sait rien. Dois-je lui dire ? Est-ce que ça changerait quelque chose ?
Le soir même, j’essaie d’en parler à ma mère au téléphone.
— Maman… Il faut que je te dise quelque chose.
— Tu as encore perdu tes clés ?
— Non… Je suis enceinte.
Un silence. Puis un souffle court.
— À ton âge ? Mais tu es folle ! Tu veux vraiment t’infliger ça ?
Je raccroche avant qu’elle ne puisse continuer. Je me sens minuscule, écrasée par le poids du jugement familial et social. En France, on parle beaucoup d’égalité, de liberté des femmes… mais une femme enceinte à quarante-quatre ans ? Célibataire ? On la regarde comme une curiosité ou une irresponsable.
Le lendemain au collège, je croise Sandrine en salle des profs.
— Tu as l’air fatiguée… Tout va bien ?
Je hoche la tête. Je ne peux pas lui dire. Pas encore. Je me sens étrangère à moi-même.
Le soir venu, je marche longtemps dans les rues du 14e arrondissement. Les vitrines s’illuminent pour Noël. Des familles se pressent sur les trottoirs, des enfants rient dans les bras de leurs parents. Je me demande si j’aurai la force d’être mère seule. Si je saurai aimer cet enfant comme il le mérite.
Je pense aussi à l’avortement. Est-ce trop tard pour moi ? Est-ce égoïste de vouloir garder cet enfant alors que je n’ai rien préparé ? Est-ce égoïste de ne pas le garder alors que c’est peut-être ma dernière chance ?
Je passe devant une boulangerie où j’allais petite avec mon père. Il est mort il y a dix ans déjà. Lui aurait-il compris ? Lui qui me disait toujours : « La vie n’est jamais comme on l’imagine, Alice. »
Je rentre chez moi et m’effondre sur le canapé. Je pense à toutes ces femmes invisibles qui vivent la même chose que moi et qui n’osent pas en parler. À toutes celles qui se sentent jugées parce qu’elles sortent du cadre.
Le lendemain matin, je prends rendez-vous chez le médecin. La salle d’attente est pleine de jeunes femmes enceintes avec leurs compagnons. Moi, je suis seule avec mon sac en cuir élimé et mes mains tremblantes.
— Vous êtes sûre de vouloir poursuivre cette grossesse ?
La question du médecin est posée sans jugement mais elle me transperce.
— Je ne sais pas…
Il me sourit doucement.
— Prenez votre temps. Ce choix vous appartient.
Sur le chemin du retour, je croise une voisine âgée qui me sourit gentiment.
— Vous avez l’air préoccupée, Alice…
— Un peu… La vie me réserve des surprises.
— C’est parfois les plus belles qui arrivent quand on ne s’y attend plus.
Je souris malgré moi.
Ce soir-là, j’ouvre mon ordinateur et j’écris ces mots sur un forum : « Je m’appelle Alice, j’ai 44 ans et je suis enceinte pour la première fois. Je suis seule et j’ai peur. Est-ce que quelqu’un ici a déjà vécu ça ? Comment avez-vous fait face au regard des autres ? »
J’attends les réponses comme on attend une bouée au milieu d’une mer agitée.
Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce qu’on a le droit de recommencer sa vie à 44 ans ?