Entre Deux Fils : L’Ambition d’une Mère et le Prix du Succès
« Tu ne peux pas faire un effort, Zacharie ? Regarde ton frère, lui au moins il sait ce qu’il veut ! »
La voix m’est sortie plus sèche que je ne l’aurais voulu. Je me suis figée, la main encore levée vers la pile de cahiers sur la table du salon. Zacharie, mon aîné, a baissé les yeux, ses doigts triturant nerveusement le coin d’une feuille. Georges, lui, n’a rien dit. Il a juste haussé les épaules, comme s’il avait l’habitude d’être le modèle malgré lui.
C’était un mercredi soir comme tant d’autres dans notre appartement à Nantes. Les devoirs s’étalaient sur la table, les tensions aussi. Depuis des années, je vis dans cette dualité : deux fils, deux mondes. Zacharie, quinze ans, rêveur, maladroit, toujours en retrait. Georges, treize ans, solaire, populaire, premier partout. Je croyais bien faire en poussant Zacharie à se dépasser. Mais ce soir-là, j’ai vu dans ses yeux une tristesse qui m’a transpercée.
« Je fais de mon mieux, maman… »
Sa voix était si basse que j’ai eu honte de ma colère. Mais la honte n’efface pas les mots. Elle les grave.
Tout a commencé quand Zacharie est entré au collège. Les bulletins rouges s’accumulaient. Les profs parlaient de manque de concentration, de difficultés à s’intégrer. À la maison, il se réfugiait dans ses dessins ou ses jeux vidéo. Pendant ce temps, Georges ramenait des diplômes de natation, des invitations à des anniversaires, des félicitations du principal. Je me suis mise à comparer sans même m’en rendre compte.
« Tu pourrais demander à Georges de t’aider en maths ! »
Mais Zacharie refusait. Il disait que Georges ne comprenait pas ses problèmes. Un soir, je les ai surpris dans le couloir :
— T’as encore raté ton contrôle ?
— Lâche-moi, Georges.
— Tu pourrais au moins essayer…
— Toi tu comprends rien !
La porte a claqué. J’ai voulu intervenir mais je n’ai pas su quoi dire. J’ai toujours cru que l’amour maternel suffisait à réparer les blessures. Mais parfois, il les creuse.
Mon mari, Laurent, me disait souvent : « Laisse-le respirer. Il n’est pas Georges. » Mais comment accepter que son enfant souffre sans rien faire ? J’ai multiplié les rendez-vous chez l’orthophoniste, les séances avec la psychologue scolaire. Rien n’y faisait. Zacharie s’enfonçait dans le silence.
Un jour de printemps, tout a explosé. C’était la fête du collège. Georges chantait sur scène avec sa bande d’amis ; Zacharie était assis au fond de la salle, seul. Après le spectacle, j’ai voulu le féliciter pour avoir au moins assisté à l’événement.
« Tu vois ? Tu pourrais essayer d’être comme ton frère… »
Il m’a regardée avec une colère froide que je ne lui connaissais pas.
« Arrête de toujours parler de lui ! Je suis pas Georges ! »
Il est parti en courant dans la cour déserte. Je l’ai cherché partout avant de le retrouver derrière le gymnase, assis par terre, les genoux repliés contre sa poitrine.
« Je suis désolée… » ai-je murmuré en m’asseyant près de lui.
Il n’a rien répondu. Ce silence-là était plus lourd que tous les reproches.
Les semaines suivantes ont été un calvaire. Zacharie a commencé à sécher les cours. Les appels du collège se sont multipliés. Un soir, il n’est pas rentré à l’heure. J’ai paniqué, appelé tous ses amis — il n’en avait presque pas — puis la police. On l’a retrouvé tard dans un parc, hagard.
Ce soir-là, j’ai compris que je devais changer. J’ai arrêté de parler de Georges devant lui. J’ai essayé d’écouter sans juger. Mais le mal était fait : entre mes fils s’était creusé un fossé.
Georges aussi souffrait de cette situation. Un matin, il est venu me voir dans la cuisine :
« Maman… Pourquoi tu veux toujours que Zacharie soit comme moi ? »
J’ai senti les larmes monter.
« Je voulais juste qu’il soit heureux… »
Il a haussé les épaules :
« Peut-être qu’il veut juste qu’on l’aime comme il est… »
Ces mots m’ont frappée en plein cœur.
Aujourd’hui encore, je me bats avec cette culpabilité sourde. Zacharie va mieux ; il a trouvé refuge dans un atelier de dessin où il s’est fait un ami. Georges poursuit ses succès mais il parle moins à son frère. Parfois je me demande si j’ai sacrifié leur complicité sur l’autel de mon ambition mal placée.
Je repense souvent à cette nuit où j’ai attendu Zacharie dans l’angoisse. À quoi bon vouloir des enfants parfaits si on perd leur confiance ? Est-ce que d’autres parents ressentent cette peur de mal faire ? Est-ce qu’on peut réparer ce qu’on a brisé sans le vouloir ?