Place de la République, un samedi : Quand j’ai osé dire non à l’injustice ordinaire
« Maman, tu veux que je t’aide ? » Ma voix a tremblé, mais elle a résonné plus fort que les klaxons et les cris des enfants sur la Place de la République. Je voyais ma mère, les bras chargés de sacs de courses, le visage crispé sous l’effort, tandis que mon père marchait devant nous, les mains dans les poches, absorbé par son téléphone. J’ai senti la colère monter, une boule chaude dans ma poitrine. Pourquoi c’était toujours elle qui portait tout ? Pourquoi lui ne voyait rien ?
Je me suis approché d’elle, j’ai attrapé deux sacs. Elle a esquissé un sourire fatigué : « Merci, Lucas. » Mon père s’est retourné, agacé : « Tu traînes encore ? Dépêche-toi ! »
Là, je n’ai plus pu me taire. « Papa, pourquoi c’est toujours maman qui porte tout ? Tu ne peux pas l’aider ? »
Un silence brutal est tombé autour de nous. Même les pigeons semblaient s’être figés. Ma mère a rougi, baissé les yeux. Mon père a haussé les épaules : « C’est bon, Lucas, arrête de faire des histoires pour rien. »
Mais ce n’était pas rien. Depuis des années, je voyais ma mère s’épuiser à la maison : les courses, le ménage, les repas… Mon père travaillait beaucoup, certes, mais une fois rentré, il s’asseyait devant la télé ou sortait fumer sur le balcon. Moi, je faisais mes devoirs dans le salon en écoutant leurs disputes étouffées derrière la porte de la cuisine.
Ce samedi-là, il y avait un musicien de rue sur la place, un accordéoniste à la barbe blanche qui jouait « La Vie en rose ». Il a vu la scène et s’est arrêté de jouer. Il a lancé à mon père : « Hé monsieur ! On est en 2024, non ? Les femmes ne sont pas des mules ! »
Des passants se sont arrêtés. Une femme d’une cinquantaine d’années a hoché la tête : « Il a raison, votre fils. » Un jeune homme a filmé avec son portable. J’ai senti mes joues brûler, mais je n’ai pas baissé les yeux.
Mon père a blêmi. Il a pris un sac à contrecœur et l’a jeté sur son épaule. « Voilà, t’es content ? »
Mais ce n’était pas ça que je voulais. Je voulais qu’il comprenne. Qu’il voie ma mère. Qu’il voie tout ce qu’elle faisait pour nous.
Le soir même, à table, le malaise était palpable. Ma mère servait la soupe en silence. Mon père fixait son assiette. J’ai brisé le silence : « Pourquoi tu ne l’aides jamais ? »
Il a soupiré : « Je travaille toute la semaine… »
Ma mère a posé la louche avec fracas : « Et moi alors ? Je ne travaille pas peut-être ? Tu crois que c’est facile de tout gérer seule ? »
J’ai vu ses yeux briller d’une colère contenue depuis trop longtemps. Mon père a voulu répondre mais s’est ravisé.
Après le dîner, j’ai aidé ma mère à débarrasser. Elle m’a serré contre elle : « Merci d’avoir parlé aujourd’hui. J’aurais jamais osé. »
Je me suis senti coupable et fier à la fois. Coupable d’avoir mis ma mère dans l’embarras devant tout le monde. Fier d’avoir enfin dit ce que je pensais.
Les jours suivants ont été tendus à la maison. Mon père faisait des efforts maladroits : il passait l’aspirateur en râlant, proposait de sortir les poubelles mais oubliait souvent. Ma mère semblait soulagée et inquiète à la fois.
Un soir, alors qu’on regardait un reportage sur France 2 sur le partage des tâches ménagères en France – 72% encore assumées par les femmes – mon père a marmonné : « C’est exagéré ces chiffres… »
J’ai répliqué : « C’est pas exagéré ici en tout cas. »
Il n’a rien dit.
Quelques semaines plus tard, ma mère a proposé qu’on fasse un planning des tâches pour toute la famille. Mon père a rechigné mais a fini par accepter. Chacun avait sa part : moi la vaisselle et sortir le chien, lui les courses et passer l’aspirateur.
Ce n’était pas parfait. Il oubliait souvent ou faisait mal exprès pour qu’on ne lui redemande pas. Mais petit à petit, quelque chose changeait. Ma mère souriait plus souvent. Mon père râlait moins.
Un dimanche matin, alors qu’on rangeait ensemble après le petit-déjeuner, il m’a lancé : « Tu sais Lucas… T’avais raison ce jour-là. J’ai pas été juste avec ta mère… ni avec toi d’ailleurs. »
J’ai senti une chaleur étrange dans ma poitrine. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai eu l’impression qu’on était vraiment une famille.
Mais parfois je me demande : pourquoi faut-il toujours que ce soit aux enfants de secouer les adultes ? Est-ce que ça changera un jour ? Et vous, vous auriez osé parler comme moi ce jour-là ?