Cent ans d’ombre et de lumière : l’anniversaire d’Eugène

— Eugène, tu viens ? On t’attend !

La voix de Lucie traverse la porte entrouverte. Je reste assis dans mon fauteuil, les mains tremblantes sur ma canne. Cent ans aujourd’hui. Cent ans à porter des souvenirs que personne ne veut plus entendre. Je regarde la photo jaunie sur la cheminée : moi, en uniforme, vingt ans à peine, le regard durci par la guerre. La France était un champ de ruines, et moi, un gamin de Corrèze jeté dans l’enfer du front.

— Eugène, tu vas rater ton gâteau !

Lucie insiste. Elle a vingt-cinq ans, elle habite au-dessus depuis deux ans. Elle m’apporte des tartes aux pommes et des sourires, mais elle ne sait rien de moi. Personne ne sait vraiment. Même mes enfants, dispersés à Paris et Toulouse, ne viennent plus guère. Trop occupés, trop loin.

Je me lève lentement. Chaque pas me rappelle que mon corps n’est plus qu’une coquille fatiguée. J’ouvre la porte du salon et là…

— JOYEUX ANNIVERSAIRE EUGÈNE !

Une explosion de voix, de ballons, de rires. Mes voisins sont tous là : Lucie, bien sûr, mais aussi Monsieur Bernard du troisième, les petits jumeaux du rez-de-chaussée, même Madame Lefèvre qui ne sort jamais sans son chien. Une banderole pend au plafond : « 100 ANS DE COURAGE ».

Je reste figé. Mon cœur bat trop fort. Je n’ai pas l’habitude d’être le centre de l’attention. Depuis la guerre, je préfère l’ombre.

Lucie s’approche avec un gâteau couvert de bougies.

— Eugène, on voulait te dire merci. Pour tout ce que tu as fait… et pour tout ce que tu es pour nous.

Je sens mes yeux me brûler. Je n’ai pas pleuré depuis 1945. Ce jour-là, j’avais perdu mon frère, Henri, à la libération de Lyon. Depuis, j’ai appris à tout garder pour moi.

— Vous n’avez pas à me remercier…

Ma voix se brise. Bernard pose une main sur mon épaule.

— Si, Eugène. Tu es un héros.

Un héros ? Je n’ai jamais aimé ce mot. Les héros sont morts dans les tranchées ou sous les bombes. Moi, je suis revenu, mais à quel prix ?

Les enfants me tendent une carte dessinée : « Merci Eugène ». Je souris malgré moi.

La fête bat son plein. On chante « La Vie en rose », on trinque au cidre. Mais au fond de moi, une tempête gronde. Je repense à mon fils, Paul, qui ne m’a pas appelé depuis Noël dernier. À ma fille Claire qui m’envoie des cartes postales sans jamais venir.

Lucie s’assied à côté de moi.

— Tu veux bien nous raconter une histoire de ta jeunesse ?

Je ferme les yeux. Les souvenirs affluent : la peur dans les tranchées, le froid mordant des hivers sans fin, le cri des obus… Et puis le retour au village, le silence pesant autour de la table familiale. Mon père qui ne parlait plus jamais de son propre passé de poilu.

— Tu sais, Lucie… La guerre, ce n’est pas des histoires à raconter aux enfants.

Elle me regarde avec douceur.

— Mais c’est important de se souvenir. Pour nous tous.

Je soupire. Peut-être a-t-elle raison.

— J’avais un frère… Henri. Il est mort le 3 septembre 1944. On n’a jamais retrouvé son corps. Ma mère a attendu toute sa vie qu’il revienne.

Un silence tombe sur l’assemblée. Même les enfants écoutent sans bouger.

— Après la guerre, je n’ai jamais su comment être père. J’avais peur d’aimer trop fort et de tout perdre encore une fois.

Ma voix tremble. Lucie serre ma main.

— Tu n’es pas seul, Eugène.

Je regarde autour de moi : ces visages souriants, ces mains tendues vers moi. Je sens une chaleur étrange envahir ma poitrine. Peut-être que je ne suis plus obligé de porter tout ça tout seul.

La soirée se termine doucement. Les voisins rangent les restes du gâteau, les enfants s’endorment sur le canapé. Lucie m’aide à regagner mon fauteuil près de la fenêtre.

— Merci pour tout, Lucie…

Elle sourit tristement.

— C’est toi qu’il faut remercier, Eugène.

La nuit tombe sur la rue silencieuse. Je regarde les lumières des appartements s’éteindre une à une. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens apaisé.

Cent ans… Est-ce que cela suffit pour pardonner au passé ? Est-ce qu’on peut vraiment guérir des blessures invisibles ? Qu’en pensez-vous ?