Quand j’ai vendu ma maison avant que mon petit-fils ne m’expulse

« Tu comprends, Mamie, c’est plus simple pour tout le monde si tu vas en maison de retraite. »

La voix de Philippe résonne encore dans ma tête, froide et calculatrice, alors qu’il se tient devant moi dans le salon où il a grandi. Je serre la poignée de ma canne, sentant mes doigts trembler, mais pas de vieillesse : de colère. Je n’ai jamais eu peur de vieillir, mais je n’aurais jamais imaginé que mon propre sang me regarderait avec autant d’indifférence.

Tout a commencé il y a six mois, quand Philippe, sa femme Claire et leurs trois enfants sont venus s’installer chez sa belle-mère à Créteil. Leur appartement était trop petit, ils disaient. Mais ce n’était qu’une étape : ils attendaient que je « parte », pour pouvoir s’installer dans ma maison à Fontenay-sous-Bois. Ma maison, celle que j’ai achetée avec feu mon mari Henri, après des années de sacrifices.

Je me souviens du premier dîner où tout a basculé. Claire, toujours tirée à quatre épingles, a lancé d’un ton faussement innocent :

— Suzanne, tu ne trouves pas que cette maison est trop grande pour toi toute seule ?

J’ai souri poliment, mais j’ai senti le piège se refermer. Philippe a pris la parole :

— On pourrait t’aider à trouver une bonne maison de retraite. Tu serais entourée, tu sais…

J’ai posé ma fourchette. J’ai regardé mon petit-fils droit dans les yeux. « Tu veux ma maison, Philippe ? »

Il a rougi, bafouillé quelque chose sur le confort, la famille, les enfants qui ont besoin d’espace. Mais je voyais clair dans son jeu. Depuis la mort d’Henri, je vis seule ici. Oui, c’est grand. Oui, parfois la solitude me pèse. Mais cette maison est tout ce qu’il me reste de ma vie d’avant.

Les semaines suivantes ont été un supplice. Philippe venait me voir plus souvent, mais jamais seul : toujours avec Claire ou les enfants. Ils faisaient semblant de s’inquiéter pour moi : « Tu ne devrais pas monter les escaliers », « Tu as pensé à installer une douche à l’italienne ? » Mais derrière chaque question, je sentais l’impatience.

Un soir d’automne, alors que je tricotais devant la télévision, j’ai surpris une conversation entre Philippe et Claire dans le jardin :

— On ne peut pas continuer comme ça chez ta mère… Les enfants n’ont pas de place !
— Je sais ! Mais Mamie s’accroche à sa baraque comme une moule à son rocher…
— Il faut qu’elle comprenne qu’elle n’a plus l’âge !

J’ai senti mes yeux brûler. Comment avaient-ils pu devenir aussi égoïstes ? Je leur avais tout donné : des cadeaux, des vacances à la mer, des goûters le mercredi… Et voilà comment ils me remerciaient.

Le lendemain matin, j’ai appelé mon amie Monique.

— Monique, tu connais un bon notaire ?
— Tu veux faire ton testament ?
— Non. Je veux vendre la maison.

Elle a poussé un cri d’étonnement.

— Mais Suzanne ! Et Philippe ?
— Justement. Il croit que je vais lui laisser la maison sur un plateau d’argent. Il va voir ce que ça fait d’être trahi par sa propre famille.

En quelques semaines, tout s’est enchaîné. J’ai rencontré Maître Lefèvre, un notaire discret et efficace. J’ai mis la maison en vente sans rien dire à personne. Les visites se sont succédé pendant que Philippe croyait que je faisais mes courses ou que j’étais chez le médecin.

Un soir, alors qu’il passait me voir « par gentillesse », il a remarqué une pile de documents sur la table.

— C’est quoi ça ?
— Des papiers pour la vente de la maison.

Il est devenu livide.

— Tu ne peux pas faire ça !
— Pourquoi ? Ce n’est pas encore ta maison.

Il s’est mis à crier, à supplier, puis à menacer :

— Tu vas finir seule dans un studio minable ! Tu ne reverras plus tes arrière-petits-enfants !

J’ai pleuré cette nuit-là. Pas parce que je regrettais ma décision, mais parce que j’avais perdu mon petit-fils bien avant d’avoir vendu la maison.

La vente s’est conclue rapidement : une jeune famille adorable a eu le coup de cœur pour le jardin et la lumière du salon. J’ai trouvé un petit appartement en centre-ville, près du marché et du parc où je promène mon chien.

Philippe ne m’a plus parlé depuis. Claire m’a envoyé un message sec : « Merci pour rien ». Les enfants ne viennent plus me voir.

Mais parfois, quand je croise mon reflet dans la vitrine d’une boulangerie ou que je sens le soleil sur mon visage en terrasse, je me dis que j’ai bien fait. J’ai choisi ma dignité plutôt que la soumission.

Est-ce vraiment cela, la famille ? Est-ce qu’on doit tout sacrifier pour ceux qu’on aime, même quand ils nous trahissent ? Ou bien faut-il savoir dire non et penser enfin à soi ? Qu’en pensez-vous ?