Entre Deux Mondes : Le Cri de Gregory

« Tu veux m’abandonner, Céline ? »

La voix de Gregory tremble, rauque, brisée. Il serre la vieille nappe à carreaux comme s’il pouvait s’y accrocher pour ne pas sombrer. Je reste debout dans la cuisine, le cœur battant trop fort, la gorge serrée. Lily, ma fille de huit ans, observe la scène depuis le couloir, ses grands yeux inquiets passant de moi à son grand-père.

Je n’ai jamais su comment parler de ces choses-là. Je n’ai jamais eu de père, seulement Gregory, qui a épousé maman quand j’avais cinq ans. Il n’a jamais été très démonstratif, mais il était là : pour les devoirs, les anniversaires, les petits bobos. Aujourd’hui, il a 84 ans. Sa maison s’effrite, tout comme sa mémoire parfois. Il vit seul dans ce village de la Creuse où le silence pèse plus lourd que les pierres des murs.

« Ce n’est pas t’abandonner, Gregory… C’est juste… Tu ne peux plus rester ici tout seul. »

Il me fixe avec une détresse qui me transperce. « Je préfère mourir ici que finir dans un mouroir ! »

Un silence épais s’installe. Lily s’approche timidement et glisse sa main dans la mienne. Je sens sa petite paume chaude et moite. Elle ne comprend pas tout, mais elle sent que quelque chose se brise.

Depuis des mois, je jongle entre mon travail à la mairie du bourg voisin, les devoirs de Lily, les courses et les allers-retours chez Gregory. Chaque semaine, je découvre une nouvelle fuite d’eau, un carreau cassé, une casserole oubliée sur le feu. La voisine, Madame Dupuis, m’a appelée l’autre jour : « Il s’est perdu en allant chercher son pain… Il a fini chez moi en pleurant. »

Mais Gregory refuse toute aide extérieure. L’assistante sociale du département est venue deux fois : il lui a claqué la porte au nez. « Je ne suis pas un vieux fou ! » a-t-il crié.

Le soir, quand Lily dort enfin, je m’effondre sur le canapé. Je pense à maman, disparue trop tôt d’un cancer foudroyant. Je pense à ce père inconnu dont je n’ai qu’une photo floue et quelques lettres jamais ouvertes. Et je pense à Gregory, qui n’a plus que moi.

Un jour, Lily m’a demandé : « Pourquoi papi est toujours triste ? »

Je n’ai pas su répondre. Peut-être parce qu’il sent que tout lui échappe : sa maison, sa dignité, sa famille.

La semaine dernière, j’ai organisé un déjeuner avec mon frère Julien. Il vit à Limoges et ne vient presque jamais. À table, l’ambiance était électrique.

— On ne peut pas continuer comme ça, Céline ! Tu vas craquer !
— Et tu proposes quoi ? Toi tu n’es jamais là !
— Il faut le placer.

Gregory a tapé du poing sur la table. « Vous parlez de moi comme si j’étais déjà mort ! »

Julien a baissé les yeux. Moi aussi.

Après le repas, Gregory s’est enfermé dans sa chambre. J’ai entendu ses sanglots étouffés à travers la porte. Lily est venue se blottir contre moi.

— Maman… On va plus voir papi ?
— Bien sûr que si… Mais il faut qu’il soit en sécurité.

Le lendemain matin, j’ai trouvé Gregory assis sur le banc devant la maison, le regard perdu vers les champs jaunis par l’été.

— Tu sais Céline… J’ai peur d’être oublié.

J’ai senti mes yeux se remplir de larmes. Comment lui expliquer que je me sens déjà coupable de tout ? Coupable de ne pas être assez présente pour lui, coupable de priver Lily d’une enfance insouciante…

Le soir même, j’ai reçu un appel du collège : Lily s’est battue avec une camarade qui s’était moquée de son « papi fou ». J’ai compris que ma fille aussi souffrait de cette situation.

La nuit suivante, j’ai fait un rêve étrange : maman était là, assise à la table de la cuisine. Elle me souriait tristement et murmurait : « Tu fais ce que tu peux… »

Au réveil, j’ai pris une décision : je devais parler franchement à Gregory.

— Gregory… Je t’aime comme mon père. Mais je ne peux plus tout porter seule. J’ai besoin d’aide… Lily aussi.

Il m’a regardée longtemps sans rien dire. Puis il a hoché la tête.

— Je veux bien essayer… Mais seulement si tu viens me voir souvent.

J’ai promis. Mais au fond de moi, je sais que rien ne sera plus jamais pareil.

Aujourd’hui, alors que j’écris ces lignes dans le train qui me ramène à Paris après avoir visité une maison de retraite à Guéret, je me demande : ai-je fait le bon choix ? Peut-on aimer sans se perdre soi-même ? Est-ce trahir ceux qu’on aime que de vouloir survivre ?

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ?