Partir, c’est trahir ? Mon départ et le silence de ma sœur

« Tu vas vraiment nous laisser tomber ? » La voix de Camille, ma sœur aînée, résonne encore dans ma tête comme un coup de tonnerre. Ce soir-là, la cuisine sentait la soupe aux poireaux et la colère. Ma mère, assise à la table, triturait son torchon, les yeux rougis par la fatigue et l’inquiétude. Moi, valise à la main, je tremblais. Pas de froid, non. De peur. De honte aussi.

Je m’appelle Élodie. J’ai grandi dans un village du Lot-et-Garonne, là où les champs s’étendent à perte de vue et où le silence n’est brisé que par le chant des coqs ou le moteur d’un tracteur au loin. Notre maison était petite, mais pleine de souvenirs : les rires étouffés sous les draps avec Camille, les disputes pour savoir qui irait traire la vache, les soirs d’orage où maman nous serrait fort contre elle.

Mais plus je grandissais, plus ce cocon me semblait étouffant. J’avais soif d’ailleurs, de bruit, de lumière, de rencontres. Camille, elle, semblait s’en contenter. Elle aidait maman à la ferme, râlait mais restait. Moi, je rêvais de Bordeaux, de Paris, de tout ce qui n’était pas ici.

Le soir de mon départ, Camille m’a suivie dehors. Elle a claqué la porte derrière elle si fort que les poules se sont mises à caqueter dans la cour.

— Tu penses qu’on a le choix, nous ? Tu crois que maman va s’en sortir toute seule ?

J’ai voulu lui répondre que ce n’était pas mon problème. Mais c’était faux. C’était mon problème. C’était notre vie à toutes les trois. Pourtant, j’ai serré les dents et j’ai dit :

— J’ai besoin de partir, Camille. J’étouffe ici.

Elle a levé les yeux au ciel, comme si j’étais une gamine capricieuse.

— Tu crois que moi aussi je rêve pas d’ailleurs ? Mais quelqu’un doit rester !

Je n’ai pas su quoi répondre. J’ai juste marché jusqu’à l’arrêt du bus, sans me retourner.

Les premiers mois à Bordeaux ont été grisants. La ville vibrait d’une énergie inconnue. J’ai trouvé un petit boulot dans une librairie du centre-ville et un studio minuscule sous les toits. Je me sentais légère, libre… et terriblement coupable. Chaque fois que j’appelais maman, elle me disait que tout allait bien, mais sa voix tremblait parfois. Camille ne décrochait plus.

Un soir d’hiver, alors que la pluie battait contre ma fenêtre mansardée, j’ai reçu un message : « La vache est malade. Maman ne dort plus. » C’était tout. Pas de bonjour ni de signature. Je savais que c’était Camille.

Je me suis sentie minable. J’ai pensé rentrer. Mais l’idée même de revenir m’oppressait. J’avais peur de redevenir celle qui dit oui à tout, qui s’efface pour ne pas faire de vagues.

Les semaines ont passé. Je travaillais beaucoup pour ne pas penser. Un samedi matin, alors que je rangeais des romans sur une étagère, une cliente âgée m’a demandé :

— Vous venez d’où ?

J’ai bafouillé :

— D’un petit village près d’Agen…

Elle a souri :

— On sent l’accent du Sud-Ouest ! Vous avez de la chance d’avoir grandi là-bas.

J’ai souri poliment mais au fond de moi, j’avais envie de pleurer. Oui, j’avais eu de la chance… mais pourquoi avais-je eu besoin de fuir ?

Un dimanche matin, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai appelé Camille.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Sa voix était sèche comme du bois mort.

— Je voulais savoir comment ça va…

— Tu veux savoir ? Maman a mal au dos, la vache est morte et je fais tout toute seule. Mais toi t’es heureuse à Bordeaux ?

J’ai senti les larmes monter.

— Je suis désolée…

— Garde tes excuses. On n’a pas tous le luxe de partir.

Elle a raccroché.

Après cet appel, j’ai sombré dans une tristesse sourde. Je me suis demandé si j’avais fait le bon choix. Est-ce qu’on a le droit de choisir sa vie quand ceux qu’on aime en paient le prix ?

Quelques semaines plus tard, maman m’a appelée à son tour.

— Élodie… Je ne veux pas que tu te sentes coupable. Tu as le droit d’être heureuse.

Sa voix était douce mais fatiguée.

— Et Camille ?

— Elle t’en veut parce qu’elle a peur d’être seule ici… Mais elle finira par comprendre.

J’aurais voulu la croire.

Le printemps est arrivé et avec lui une lettre de Camille : « Je t’en veux toujours mais je comprends un peu mieux pourquoi tu es partie. Parfois je rêve aussi de partir loin d’ici… »

J’ai relu cette phrase cent fois. Peut-être qu’un jour on arrivera à se parler sans colère ni reproches.

Aujourd’hui encore, chaque fois que je rentre au village pour un week-end ou une fête familiale, je sens le regard lourd de Camille sur moi. Mais il y a aussi des moments où on rit ensemble comme avant, où on partage un café en silence devant la grange.

Je ne regrette pas d’être partie. Mais parfois je me demande : peut-on vraiment choisir sa liberté sans blesser ceux qu’on aime ? Est-ce égoïste de vouloir vivre pour soi ? Qu’en pensez-vous ?