Ce que j’ai entendu derrière la porte : Mon fils veut m’effacer
« Tu crois qu’elle s’en rendra compte ? » J’ai reconnu la voix de mon fils, Thomas, étouffée par la porte du salon. J’étais venue chercher mon tricot dans l’entrée, mais mes mains sont restées suspendues dans le vide. « Il faut bien qu’on s’organise, elle ne peut plus rester seule ici… Et puis, l’appartement, ce serait plus simple si c’était à ton nom. » La voix de Claire, sa femme, tranchante comme une lame.
Je suis restée figée, le cœur battant si fort que j’avais peur qu’ils m’entendent. J’ai reculé à pas feutrés jusqu’à ma chambre, le tricot oublié. Je me suis assise sur le lit, les mains tremblantes. Mon propre fils… Celui que j’ai élevé seule après la mort de son père, celui pour qui j’ai tout sacrifié. Et maintenant, il complote pour m’envoyer dans une maison de retraite et prendre mon appartement ?
Le lendemain matin, Thomas est venu me voir dans la cuisine. Il a souri, comme si de rien n’était. « Tu as bien dormi, maman ? » J’ai hoché la tête sans répondre. Je n’arrivais pas à croiser son regard. Il a versé le café dans ma tasse, comme chaque matin depuis qu’il s’est installé chez moi « temporairement » après sa séparation. Mais maintenant, chaque geste me semblait calculé.
Je repensais à toutes ces fois où il m’a dit : « Ne t’inquiète pas maman, je serai toujours là pour toi. » Et moi qui le croyais…
La journée s’est écoulée dans un brouillard. J’ai essayé d’agir normalement, mais je n’arrivais pas à chasser cette phrase de ma tête : « l’appartement à ton nom ». J’ai repensé à mon amie Lucienne, placée par ses enfants dans une maison médicalisée à Villeurbanne. Elle pleure chaque fois que je l’appelle. « Ils m’ont volé ma vie, Madeleine… »
Le soir venu, j’ai appelé ma fille aînée, Sophie. Elle vit à Paris et ne vient que rarement. Sa voix était fatiguée : « Qu’est-ce qu’il y a maman ? » J’ai hésité, puis j’ai tout déballé d’une traite. Silence au bout du fil. Puis : « Tu es sûre d’avoir bien compris ? Thomas ne ferait jamais ça… »
J’ai senti les larmes monter. « Je sais ce que j’ai entendu ! » Elle a soupiré : « Je vais lui parler. Mais tu sais, il faut aussi penser à l’avenir… Tu n’es plus toute jeune… »
Cette phrase m’a transpercée. N’étais-je déjà plus qu’un fardeau ?
Le lendemain, Thomas est rentré plus tôt que d’habitude. Il avait l’air nerveux. « Maman, il faut qu’on parle. Sophie m’a appelé… Tu as mal compris ce que tu as entendu. On voulait juste te protéger, anticiper au cas où il t’arriverait quelque chose… »
Je me suis levée d’un bond : « Me protéger ? Ou me mettre de côté ? Tu veux mon appartement, c’est ça ? Tu veux te débarrasser de moi comme d’un vieux meuble ! »
Il a blêmi : « Mais non ! Maman… Je t’aime ! C’est juste que… On ne peut pas continuer comme ça. Tu tombes souvent, tu oublies des choses… Claire et moi on s’inquiète pour toi. Et puis… l’appartement serait plus simple à gérer si jamais tu devais partir en maison médicalisée… »
J’ai éclaté en sanglots : « Je ne suis pas encore morte ! Je veux rester chez moi ! C’est tout ce qui me reste ! »
Il a tenté de me prendre la main mais je l’ai repoussée. « Tu ne comprends pas… Depuis que ton père est parti, cet appartement c’est ma vie. C’est ici que je t’ai vu grandir, c’est ici que j’ai pleuré et ri… Et toi tu veux tout balayer ? »
Il est resté silencieux un long moment. Puis il a murmuré : « Je ne voulais pas te faire de mal… Je croyais bien faire… »
Les jours suivants ont été tendus. Claire ne m’adressait plus la parole. Thomas évitait la cuisine quand j’y étais. Je me sentais étrangère chez moi.
Un matin, j’ai trouvé sur la table une brochure pour une résidence seniors à Tassin-la-Demi-Lune. J’ai failli la jeter à la poubelle mais je l’ai gardée. J’ai appelé mon notaire, Maître Lefèvre. Il m’a reçue le lendemain.
« Madame Durand, vous êtes parfaitement en droit de refuser tout transfert de propriété tant que vous êtes vivante et lucide. Personne ne peut vous forcer à quitter votre domicile sans votre consentement ou décision médicale justifiée. Si vous le souhaitez, nous pouvons rédiger un testament ou une donation avec réserve d’usufruit pour vous protéger… »
Je suis rentrée chez moi avec un sentiment mêlé de soulagement et d’amertume.
Le soir même, j’ai convoqué Thomas et Claire dans le salon.
« J’ai vu Maître Lefèvre aujourd’hui. Je ne partirai pas d’ici tant que je peux vivre seule et je ne signerai rien qui vous donne cet appartement avant ma mort. Si vous ne pouvez pas accepter ça, il vaudrait mieux que vous partiez tous les deux. »
Claire a levé les yeux au ciel : « Tu dramatises tout comme d’habitude… On voulait juste t’aider ! » Thomas avait les larmes aux yeux.
« Aider ? En me cachant vos projets ? En parlant de moi comme d’un problème à régler ? Je préfère encore être seule que trahie par les miens… »
Ils sont partis quelques jours plus tard.
Depuis, la maison est silencieuse mais je respire mieux. Je vois Lucienne plus souvent ; nous partageons nos peurs et nos souvenirs autour d’un café.
Parfois je me demande : ai-je eu raison d’être aussi ferme ? Est-ce cela vieillir en France aujourd’hui — devoir se battre pour garder ce qui nous appartient et notre dignité ? Qu’en pensez-vous ?