Sous le même toit, des fissures invisibles

— Maman, je veux rentrer à la maison !

La voix de Lucas, huit ans, résonne dans le combiné. Il pleure. Je serre le téléphone contre mon oreille, debout dans la cuisine encore encombrée de cartons. Paul me regarde, épuisé, les mains noires de poussière. Il hausse les épaules : « Il doit s’habituer. »

Mais comment s’habituer à ce chaos ? Deux jours plus tôt, j’ai déposé Lucas et sa sœur Camille chez ma mère à Villeurbanne. Paul venait d’être promu chef de projet, et moi, j’avais sauté sur l’occasion : « On achète enfin ! » Après quinze ans de location, j’avais envie d’un vrai chez-nous. Mais la réalité de l’achat — les papiers, les travaux, les crédits — m’a vite submergée.

Le soir même, Lucas supplie : « Je veux rentrer… Ici ça sent bizarre et Mamie me force à finir mes légumes. »

Je me retiens de pleurer. Paul soupire : « On n’a pas le choix. Il faut qu’on avance. »

Le lendemain, je retrouve ma mère devant la porte de son immeuble. Elle m’accueille avec ce sourire pincé qu’elle réserve aux mauvais jours.

— Tu sais, Claire, Lucas n’a pas dormi de la nuit. Il a peur que vous ne reveniez pas le chercher.

Je sens la colère monter. Pourquoi tout semble-t-il si compliqué ?

— Maman, on fait ce qu’on peut ! On n’a pas eu le choix…

Elle me coupe :

— Tu as toujours voulu tout contrôler. Mais là, tu tires trop sur la corde.

Je repars avec Lucas qui s’accroche à mon bras comme un naufragé. Dans la voiture, il ne dit rien. Je sens son regard sur moi dans le rétroviseur.

À la maison, c’est pire. Les cartons s’empilent dans le salon. Paul râle parce que la chaudière ne marche pas. Camille claque la porte de sa chambre : « J’en ai marre ! On était mieux avant ! »

Je me réfugie dans la salle de bain, m’effondre sur le carrelage froid. Est-ce ça, le bonheur promis par la propriété ?

Les semaines passent. Paul rentre tard, fatigué par son nouveau poste. Je gère tout : les devoirs, les courses, les factures qui s’accumulent. Lucas fait des cauchemars. Camille ne parle plus qu’à ses amies sur Snapchat.

Un soir, alors que je prépare des pâtes au beurre faute de mieux, Paul explose :

— Tu voulais cette vie ! Tu voulais acheter ! Maintenant regarde où on en est !

Je laisse tomber la casserole dans l’évier.

— Et toi ? Tu crois que c’est facile d’être seule tout le temps ? Tu crois que je n’ai pas peur moi aussi ?

Lucas surgit dans la cuisine en larmes :

— Arrêtez de crier ! Je veux retourner chez Mamie !

Le silence tombe comme une chape de plomb.

La nuit suivante, je ne dors pas. Je repense à mon enfance dans cet appartement HLM où tout était petit mais chaleureux. Ma mère n’avait rien mais elle riait souvent. Pourquoi ai-je cru qu’un crédit et des murs neufs suffiraient à nous rendre heureux ?

Quelques jours plus tard, l’école appelle : Lucas a fait une crise d’angoisse en classe. Je file le chercher sous la pluie battante. Il tremble dans ses baskets.

— Maman… tu vas divorcer avec papa ?

Mon cœur se brise.

— Non mon chéri… On traverse juste une période difficile.

Mais je n’y crois plus moi-même.

Le soir même, je propose à Paul d’aller voir un conseiller conjugal. Il refuse : « On n’a pas besoin d’aide extérieure ! »

Je me sens seule au monde.

Camille s’enferme dans sa chambre et Lucas recommence à faire pipi au lit. Ma mère m’appelle tous les soirs :

— Tu veux que je prenne les enfants ce week-end ?

J’accepte à contrecœur.

Le samedi matin, je dépose Lucas et Camille chez elle. Dans la voiture du retour, je pleure toutes les larmes de mon corps.

Paul rentre plus tôt ce soir-là. Il me trouve assise sur le canapé vide.

— Claire… Je crois qu’on s’est perdus en route.

Je hoche la tête sans un mot.

Nous passons la soirée à parler pour la première fois depuis des mois. De nos peurs, de nos regrets, de nos rêves brisés par la routine et les factures.

Le lendemain, nous allons chercher les enfants ensemble. Lucas saute dans mes bras :

— Tu ne me laisseras plus jamais ?

Je lui promets que non… sans savoir si je pourrai tenir cette promesse.

Aujourd’hui encore, deux ans après cette décision précipitée, je me demande : avons-nous sacrifié notre bonheur pour une illusion de sécurité ? Était-ce vraiment ça, réussir sa vie ?

Et vous… avez-vous déjà eu l’impression de tout perdre en croyant tout gagner ?