Quand j’ai quitté ma fille pour survivre : le prix d’un choix impossible
— Tu n’étais pas là, maman. Tu ne comprends pas ce que ça fait d’attendre chaque soir un appel qui ne vient pas.
La voix de Delphine résonne encore dans ma tête, tranchante comme une lame. Nous sommes assises face à face dans le salon de mon petit appartement à Lyon, vingt ans après ce choix qui a bouleversé nos vies. Je la regarde, adulte, belle, mais blessée. Et moi, je me sens vieille, fatiguée, rongée par la culpabilité.
Je me souviens de ce matin d’octobre 2004 comme si c’était hier. Delphine avait douze ans. Je faisais ma valise dans la chambre minuscule que nous partagions chez ma mère à Villeurbanne. Le chômage explosait, les fins de mois étaient un supplice. J’avais trouvé un poste d’aide-soignante à Genève, bien payé mais loin de tout ce que j’aimais. Je n’avais pas le choix : rester signifiait risquer la rue, partir voulait dire abandonner Delphine.
— Tu vas revenir vite ?
Ses yeux cherchaient une promesse que je ne pouvais pas lui faire. J’ai menti. J’ai dit oui.
Les premiers mois ont été un enfer. Je travaillais de nuit dans un EHPAD suisse, dormais dans une chambre de bonne sous les toits, économisant chaque centime pour envoyer de l’argent à ma mère. Delphine m’écrivait des mails pleins de fautes et de colère :
« Tu me manques. Mamie ne comprend rien à mes devoirs. Papa a encore appelé bourré. »
Je répondais tard le soir, épuisée :
« Ma chérie, je t’aime. Je fais ça pour nous. »
Mais les mots ne suffisaient pas. Les années ont passé. Delphine a grandi sans moi, entourée de l’amertume de ma mère et des absences répétées de son père, qui sombrait toujours plus dans l’alcoolisme. Elle a commencé à sécher les cours, à traîner avec des garçons plus âgés. Un jour, le collège m’a appelée :
— Madame Martin, votre fille a été prise en train de fumer dans les toilettes.
J’ai pleuré toute la nuit dans ma chambre genevoise, impuissante.
Quand je rentrais à Lyon une fois par mois, Delphine m’évitait ou me lançait des regards pleins de reproches. Un soir, elle a claqué la porte en hurlant :
— T’es jamais là ! T’es même pas une vraie mère !
Je voulais lui expliquer que je faisais tout ça pour elle, pour qu’elle ait une vie meilleure que la mienne. Mais comment expliquer l’inexplicable ? Comment justifier l’absence ?
Les années ont filé. J’ai pu enfin revenir en France quand Delphine avait 18 ans. Mais le mal était fait. Elle avait quitté la maison dès qu’elle avait pu, s’était installée avec un garçon qu’elle n’aimait pas vraiment, juste pour fuir ce foyer trop lourd de souvenirs.
Aujourd’hui, elle est là devant moi, adulte mais brisée par mon absence passée. Elle travaille comme éducatrice spécialisée dans un foyer pour jeunes en difficulté — ironie cruelle du destin — et me regarde comme si j’étais responsable de toutes ses blessures.
— Tu sais ce que c’est d’avoir douze ans et de se sentir abandonnée ?
Je baisse les yeux. Je voudrais lui dire que moi aussi j’ai eu peur, que moi aussi j’ai souffert chaque nuit loin d’elle. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
— Je t’ai vue grandir à distance, Delphine… J’ai raté tes anniversaires, tes premiers amours, tes chagrins…
Elle détourne la tête.
— Tu crois que l’argent que tu envoyais pouvait remplacer une mère ?
Je secoue la tête.
— Non… Mais c’était tout ce que je pouvais faire.
Un silence pesant s’installe. J’entends au loin les bruits de la ville qui s’éveille. Je voudrais remonter le temps, choisir autrement. Mais aurions-nous survécu si j’étais restée ?
Delphine se lève brusquement.
— J’ai besoin d’air.
Elle claque la porte derrière elle. Je reste seule avec mes regrets et mes souvenirs. Sur la table basse traîne une vieille photo de nous deux au parc de la Tête d’Or : elle rit aux éclats sur mes épaules, insouciante encore.
Je me demande : est-ce qu’on peut vraiment pardonner à une mère qui a choisi de partir pour survivre ? Est-ce que le sacrifice justifie l’absence ?
Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?