Entre deux mondes : Le choix impossible

« Tu veux m’abandonner comme un vieux chien ? » La voix d’Henri tremble, rauque, éraillée par l’âge et la colère. Je reste figée sur le seuil de sa cuisine, les mains moites, le cœur battant à tout rompre. Ma fille, Lucie, serre ma main, ses grands yeux inquiets cherchant une explication. Je n’ai pas de réponse simple. Je n’en ai jamais eu.

Tout a commencé ce matin-là, dans la lumière grise d’un hiver sans fin, à Saint-Martial-le-Vieux. La pluie martelait les tuiles fendues du toit. Henri, mon beau-père depuis vingt ans, vivait seul depuis la mort de maman. Sa maison sentait le bois humide et la soupe froide. Les murs s’effritaient, les volets grinçaient ; tout semblait prêt à s’effondrer, comme lui.

« Henri, tu ne peux plus rester ici tout seul… » ai-je murmuré, la gorge serrée. Il a planté son regard bleu acier dans le mien. « Et pourquoi pas ? J’ai bâti cette maison de mes mains ! C’est ici que je veux mourir. »

J’ai pensé à Lucie, à ses devoirs non faits parce que je passais mes soirées à gérer les urgences d’Henri : une fuite d’eau, une chute dans l’escalier, un appel paniqué au milieu de la nuit. J’ai pensé à mon travail à l’école primaire du village voisin, à mes collègues qui me regardaient avec compassion ou agacement quand je partais plus tôt pour courir chez lui.

Le médecin du village, le docteur Lefèvre, m’avait prévenue : « Céline, il faut envisager un EHPAD. Il n’est plus autonome. » Mais comment expliquer à Henri que ce mot – EHPAD – n’était pas une condamnation ? Pour lui, c’était l’exil, la honte.

Ce jour-là, j’ai osé : « On pourrait visiter la résidence Les Châtaigniers à Guéret… Ils ont un jardin, des activités… »

Il a frappé du poing sur la table. « Tu veux me mettre au placard ! Comme si j’étais déjà mort ! »

Lucie a éclaté en sanglots. Je me suis sentie minuscule, coupable d’être une mauvaise fille et une mauvaise mère à la fois.

Les jours suivants ont été un enfer silencieux. Henri ne répondait plus au téléphone. Je venais déposer des courses sur le pas de sa porte ; il ne sortait même pas pour me saluer. Lucie me demandait : « Pourquoi papi est fâché ? » Que pouvais-je lui dire ? Que parfois, aimer quelqu’un c’est aussi lui imposer ce qu’il refuse ?

Un soir, alors que je raccommodais un pull troué d’Henri dans mon salon exigu, j’ai repensé à mon enfance. Henri n’était pas mon père biologique ; il était arrivé dans nos vies après le départ brutal de mon père. Il avait été dur parfois, maladroit souvent, mais il avait aimé maman d’un amour solide et silencieux. Il m’avait appris à pêcher dans la Gartempe, à reconnaître les champignons comestibles et à réparer un vélo crevé. Comment pouvais-je le trahir aujourd’hui ?

Mais Lucie aussi avait besoin de moi. Elle grandissait trop vite dans cette ambiance lourde. Elle dessinait des maisons qui s’écroulaient et des vieux messieurs tristes. Un matin, elle m’a tendu un dessin : « C’est papi qui pleure parce qu’il est tout seul. »

J’ai décidé d’en parler à ma sœur, Sophie, qui vit à Limoges et ne vient presque jamais. Elle a soupiré au téléphone : « Céline, tu fais déjà tout ce que tu peux… Moi je ne peux pas venir tous les week-ends ! Mets-le en maison de retraite et arrête de culpabiliser ! »

Mais ce n’est pas si simple. Ici, à la campagne, on juge vite : « Elle a mis son vieux en EHPAD… » Les voisins murmurent derrière les haies mal taillées. On parle de l’isolement des anciens mais on condamne ceux qui essaient de s’en sortir.

Un matin glacial de février, Henri a glissé devant sa porte en allant chercher le courrier. C’est le facteur qui l’a trouvé, tremblant de froid et de douleur. Aux urgences de Guéret, il m’a regardée avec des yeux d’enfant perdu : « Je veux rentrer chez moi… »

Le médecin m’a prise à part : « Il ne peut plus vivre seul. C’est dangereux pour lui… et pour vous aussi. »

J’ai signé les papiers pour une admission temporaire aux Châtaigniers. Henri n’a pas dit un mot pendant le trajet en voiture. Il fixait la route d’un air absent.

À l’EHPAD, il a refusé de descendre de voiture : « Je préfère mourir ici que là-dedans ! » Les aides-soignantes ont été patientes, douces ; moi je pleurais en silence.

Les semaines suivantes ont été un supplice. Henri ne mangeait presque plus. Il restait prostré dans sa chambre impersonnelle aux murs trop blancs. Lucie refusait d’y aller : « Ça sent la mort… »

Un jour, alors que je venais lui rendre visite avec un gâteau fait maison, il m’a murmuré : « Tu crois que c’est ça vieillir ? Attendre la fin dans une chambre sans souvenirs ? »

Je n’ai pas su quoi répondre.

Aujourd’hui encore, je me demande si j’ai fait le bon choix. Entre ma fille et mon beau-père, entre deux générations qui comptent sur moi pour leur bonheur ou leur dignité… Où est ma place ? Comment concilier l’amour filial et maternel sans se perdre soi-même ?

Et vous… Qu’auriez-vous fait à ma place ? Peut-on vraiment choisir sans blesser ceux qu’on aime ?