Marié par devoir, pas par amour : le poids d’une vie imposée
— Tu comptes rentrer tard tous les soirs, Antoine ?
La voix de Claire résonne dans le couloir, sèche, fatiguée. Je pose mes clés sur la commode, évitant son regard. Il est vingt-deux heures passées, et je rentre du travail avec la boule au ventre, comme chaque soir depuis des mois. Je n’ai pas envie de rentrer chez moi. Chez moi… drôle de mot pour un appartement que je n’ai pas choisi, avec une femme que je connais à peine.
Tout a commencé un soir de septembre, dans une petite ville du Val-de-Loire. Claire et moi, on se connaissait à peine. Une soirée, quelques verres, un moment d’égarement. Deux mois plus tard, elle m’annonce qu’elle est enceinte. Je me souviens encore de la panique dans ses yeux, du tremblement de ses mains. J’aurais voulu fuir, mais nos familles se sont mêlées de tout. Ma mère, Françoise, a pleuré de honte ; son père, Monsieur Lefèvre, a exigé que « l’honneur soit sauf ».
On s’est mariés à la mairie du village, un samedi pluvieux de décembre. Les invités souriaient pour les photos, mais personne n’était dupe. Je me souviens du regard de Claire pendant la cérémonie : perdu, absent. On aurait dit deux étrangers réunis par une mauvaise blague du destin.
Les premiers mois ont été un cauchemar silencieux. Claire pleurait souvent la nuit. Moi, je faisais semblant de dormir. On ne se parlait que pour l’essentiel : les courses, les rendez-vous médicaux, la préparation de la chambre du bébé. Nos familles passaient nous voir sans cesse, comme pour vérifier qu’on jouait bien notre rôle.
Un soir, alors que Claire préparait le dîner, elle a explosé :
— Tu crois que je ne vois pas comment tu me regardes ? Comme si j’étais un poids !
Je n’ai rien répondu. J’aurais voulu lui dire que je me sentais prisonnier aussi, que je n’avais rien choisi de tout ça. Mais les mots restaient coincés dans ma gorge.
Quand notre fille Juliette est née, j’ai cru que tout allait changer. Qu’un enfant nous rapprocherait peut-être. Mais la fatigue, les nuits blanches et les reproches ont tout empiré. Claire s’est enfermée dans son rôle de mère ; moi, je me suis réfugié au travail. On vivait côte à côte sans jamais se toucher.
Un dimanche midi chez mes parents, la tension a explosé. Mon père a lancé :
— Tu devrais être heureux d’avoir une famille ! À ton âge, j’avais déjà trois enfants.
J’ai serré les dents. Ma mère a ajouté :
— Pense à Juliette… Elle mérite des parents unis.
J’ai eu envie de hurler : « Et moi ? Est-ce que quelqu’un pense à moi ? » Mais j’ai gardé le silence. Comme toujours.
Les disputes avec Claire sont devenues plus fréquentes. Un soir, elle a balancé une assiette contre le mur.
— Tu ne m’aimes pas ! Tu ne m’as jamais aimée !
Je suis resté figé devant les éclats de porcelaine sur le carrelage.
— Et toi ? Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que j’ai choisi cette vie ?
Elle s’est effondrée en larmes. Je me suis senti minable.
Parfois, je repense à la vie que j’aurais pu avoir. Voyager, rencontrer quelqu’un par hasard, tomber amoureux… Mais ici, tout est réglé d’avance : le boulot à l’usine, les repas du dimanche chez les parents, les voisins qui jugent derrière leurs rideaux.
Un soir d’été, alors que Juliette dormait enfin et que la maison baignait dans une lumière dorée, Claire s’est assise en face de moi.
— On ne peut pas continuer comme ça…
J’ai hoché la tête. Elle avait raison. Mais que faire ? Divorcer ? Affronter la honte du village ? Briser encore plus Juliette ?
On a essayé la thérapie de couple. Le psychologue nous a demandé :
— Qu’est-ce qui vous retient ensemble ?
Claire a répondu sans hésiter :
— La peur.
Moi aussi.
Aujourd’hui encore, je me demande si j’aurai un jour le courage de tout quitter. De choisir ma vie au lieu de la subir. Mais chaque fois que je regarde Juliette dormir, je me dis que je n’ai pas le droit d’être égoïste.
Est-ce qu’on doit sacrifier son bonheur pour celui des autres ? Est-ce qu’on peut apprendre à aimer quelqu’un par habitude ? Ou bien faut-il tout risquer pour espérer être enfin soi-même ?