Quand mon mari a perdu son travail, sa mère a refusé de nous aider : aujourd’hui, c’est à nous de payer ses soins

— Tu ne comprends donc pas, maman ? On n’a plus rien !

La voix de Laurent tremble dans la cuisine. Je serre la main de notre fille, Camille, qui fait semblant de ne pas entendre. Mais comment ignorer les éclats de voix qui résonnent dans notre petit appartement de Lyon ?

Mireille, ma belle-mère, est assise sur la chaise en face de lui. Elle a ce regard froid, celui qu’elle réserve aux jours où elle se sent acculée. « Je ne peux pas t’aider, Laurent. J’ai ma retraite, c’est tout. »

C’était il y a trois ans. Laurent venait de perdre son emploi à l’usine. La crise avait frappé fort, et malgré toutes nos économies, nous avions du mal à payer le loyer et les courses. J’avais repris un mi-temps à la bibliothèque municipale, mais cela ne suffisait pas. Nous avions demandé de l’aide à Mireille, pensant naïvement qu’une mère ne laisserait jamais son fils dans la détresse.

Mais elle avait fermé la porte. Littéralement. Je me souviens encore du claquement sec, du froid qui m’avait envahie ce soir-là.

Aujourd’hui, tout a changé. Mireille est malade. Un cancer du pancréas, diagnostiqué trop tard. Les traitements sont lourds, les frais s’accumulent : médicaments non remboursés, aides à domicile, transports médicaux… Et soudain, c’est à nous qu’on demande de l’aide.

Laurent n’a pas hésité. Malgré la rancœur, il a pris sa mère chez nous. Il dit que c’est normal, que c’est la famille. Mais moi ? Je me débats avec mes souvenirs et ma colère.

— Victoire, tu peux m’apporter un verre d’eau ?

Sa voix est faible. Je m’exécute sans un mot. Dans le salon, Camille révise son bac blanc en silence. Je la regarde : elle n’a que seize ans et déjà le poids du monde sur les épaules.

Le soir venu, Laurent s’effondre sur le canapé.

— On va tenir combien de temps comme ça ?

Je n’ai pas de réponse. Nos économies fondent comme neige au soleil. Les factures s’empilent sur la table basse : EDF, pharmacie, mutuelle… J’ai honte de compter chaque centime alors que Mireille lutte pour sa vie dans la chambre d’à côté.

Un soir d’avril, alors que je prépare une soupe pour Mireille, elle m’appelle.

— Victoire… Je sais que tu m’en veux.

Je reste figée.

— Ce n’est pas facile pour moi non plus… J’ai eu peur de manquer toute ma vie. Quand Laurent vous a demandé de l’aide… j’ai paniqué.

Je sens mes larmes monter. J’ai envie de lui crier dessus, de lui dire tout ce que j’ai sur le cœur depuis des années. Mais je me tais.

— Tu sais… commence-t-elle en reprenant son souffle, je n’ai jamais su demander pardon.

Je pose la soupe devant elle sans un mot. Dans le couloir, j’entends Camille pleurer doucement dans sa chambre.

Les semaines passent. Laurent décroche des petits boulots : livraison Uber Eats, aide aux devoirs chez les voisins… Moi, je fais des heures supplémentaires à la bibliothèque. Mais rien n’y fait : chaque mois est plus difficile que le précédent.

Un matin, Camille rentre du lycée plus tôt que prévu.

— Maman… Je crois que je vais devoir arrêter mes cours de piano. C’est trop cher.

Je sens mon cœur se serrer. La musique est tout pour elle. Mais comment lui expliquer que même les rêves doivent parfois attendre ?

Le soir même, je surprends une conversation entre Laurent et Mireille.

— Maman, pourquoi tu n’as jamais voulu nous aider ?

Un silence pesant s’installe.

— J’avais peur… Peur que tu deviennes dépendant de moi comme ton père l’a été…

Laurent baisse la tête. Je comprends alors que ce n’est pas seulement une question d’argent : c’est une histoire de blessures anciennes qui ne cicatrisent jamais vraiment.

Un dimanche matin, Mireille fait une rechute. Urgences, attente interminable à l’hôpital Édouard-Herriot… Le médecin nous regarde avec gravité :

— Il va falloir envisager une aide à domicile permanente. Les soins coûtent cher…

Je regarde Laurent : il est blême. Nous savons tous les deux que nous ne pouvons plus suivre financièrement.

De retour à la maison, je m’effondre dans la cuisine.

— Pourquoi c’est toujours à nous de tout porter ? Pourquoi doit-on payer pour les erreurs des autres ?

Laurent me prend dans ses bras.

— Parce qu’on est une famille…

Mais au fond de moi, je doute. Jusqu’où doit-on aller par devoir familial ? Où s’arrête la solidarité et où commence le sacrifice ?

Quelques jours plus tard, Mireille me tend la main.

— Victoire… Merci d’être restée malgré tout.

Je serre sa main dans la mienne. Pour la première fois depuis longtemps, je sens une paix fragile s’installer entre nous.

Mais les questions restent : combien de temps tiendrons-nous encore ? Et surtout… Est-ce vraiment ça, être une famille en France aujourd’hui ? Porter les fardeaux des autres jusqu’à s’oublier soi-même ? Qu’en pensez-vous ?