Sous le même toit, mais seuls : Mon combat pour respecter mon mari quand tout repose sur moi
« Tu rentres encore tard ? » La voix de Marc résonne dans le couloir sombre alors que je referme la porte derrière moi. Il est vingt-deux heures passées, mes bras sont lourds de sacs de courses et mon dos me lance après une journée passée debout à la librairie. Je n’ai pas la force de répondre. Je pose les sacs sur la table, jette un regard vers le salon où il est affalé devant la télévision, une canette vide à la main.
Je m’appelle Victoire. Ironique, non ? Victoire, mais je me sens chaque jour un peu plus vaincue. J’ai vingt-neuf ans, je poursuis un master en lettres modernes à la Sorbonne, je travaille à mi-temps dans une librairie du 5ème arrondissement et j’écris des articles pour des blogs littéraires afin de payer le loyer de notre petit appartement à Montreuil. Nous avons deux enfants : Lucie, six ans, et Paul, trois ans. Et Marc… Marc, mon mari depuis sept ans, qui a perdu son emploi il y a presque un an et qui semble s’être perdu lui-même depuis.
« Tu as pensé à acheter du lait pour Paul ? » demande-t-il sans détourner les yeux de l’écran. Je serre les dents. « Oui, il y en a dans le sac bleu. » Je me retiens d’ajouter : « Comme d’habitude. »
Je me souviens du Marc d’avant : passionné par son métier d’éducateur spécialisé, drôle, attentionné. Mais depuis son licenciement, il s’est enfermé dans une sorte de torpeur. Les premiers mois, il cherchait du travail, envoyait des CV, passait des entretiens. Puis il a arrêté. Il dit qu’il n’y a rien pour lui, que le marché est saturé, que c’est la faute du gouvernement, du système… Mais moi, j’ai l’impression qu’il a surtout baissé les bras.
Je me bats tous les jours pour que nos enfants ne manquent de rien. Je me lève à six heures pour préparer les petits-déjeuners, déposer Lucie à l’école et Paul à la crèche avant de filer à la librairie. L’après-midi, je cours à la fac pour suivre mes cours ou travailler sur mes exposés. Le soir, j’écris jusqu’à minuit pour honorer mes commandes d’articles. Parfois, je m’endors sur le clavier.
Marc s’occupe des enfants quand ils sont à la maison, c’est vrai. Mais il ne fait pas grand-chose d’autre. La maison est en désordre, les lessives s’accumulent. Il ne cuisine presque jamais. Il dit qu’il est fatigué. Moi aussi, je suis fatiguée. Mais je n’ai pas le choix.
Un soir, alors que je corrige un article sur le coin de la table de la cuisine, Marc entre et s’assoit en face de moi. Il me regarde longtemps sans rien dire. Je sens la tension monter.
— Tu comptes continuer comme ça longtemps ?
Je relève la tête, surprise.
— Continuer quoi ?
— À faire comme si tout allait bien alors que tu tires la gueule du matin au soir.
Je sens mes joues brûler.
— Je ne tire pas la gueule. Je suis juste épuisée.
Il hausse les épaules.
— Tu veux que je fasse quoi ? Que je trouve un boulot de merde juste pour ramener trois sous ?
Sa voix est amère. Je me retiens de crier.
— Non, Marc… Je veux juste que tu essaies. Que tu montres que tu te bats aussi pour nous.
Il se lève brusquement et quitte la pièce en claquant la porte. Les enfants se réveillent en pleurant. Je vais les consoler, la gorge serrée.
Les semaines passent et rien ne change vraiment. Parfois j’ai envie de tout envoyer valser : les études, le boulot, même Marc. Mais je pense à Lucie et Paul. Ils n’ont rien demandé à personne.
Un dimanche matin, alors que je prépare le petit-déjeuner, Lucie me demande :
— Maman, pourquoi tu souris jamais ?
Je reste figée devant le grille-pain. J’ai envie de pleurer mais je me force à sourire.
— Mais si ma chérie…
Mais elle détourne déjà les yeux.
Ce soir-là, après avoir couché les enfants, je m’effondre sur le canapé à côté de Marc. Il regarde un documentaire sans vraiment le voir.
— On ne peut pas continuer comme ça…
Il ne répond pas tout de suite.
— Tu veux divorcer ?
Sa voix est blanche.
— Non… Enfin… Je ne sais pas. Mais on doit parler.
Il soupire longuement.
— J’ai honte Victoire… J’ai honte d’être là comme un poids mort pendant que tu te tues à la tâche.
Je sens mes larmes monter.
— Alors bats-toi avec moi… On trouvera une solution ensemble.
Il hoche la tête sans conviction.
Les jours suivants, il fait quelques efforts : il range un peu plus la maison, prépare un repas simple avec les enfants. Mais il reste absent, ailleurs. Je sens que le respect que j’avais pour lui s’effrite chaque jour un peu plus. Comment aimer un homme qu’on ne respecte plus ? Comment ne pas devenir amère quand on porte tout sur ses épaules ?
Parfois je me demande si c’est moi qui suis trop exigeante ou si c’est lui qui a vraiment abandonné le combat. En France aujourd’hui, combien de femmes vivent ce que je vis ? Combien portent seules leur famille pendant que leur compagnon se noie dans l’inaction ou la déprime ?
Je n’ai pas de réponse toute faite. Mais chaque matin je me lève pour mes enfants et pour moi-même. Peut-être qu’un jour Marc retrouvera sa place à nos côtés… Ou peut-être pas.
Est-ce qu’on peut aimer sans respect ? Est-ce que le couple peut survivre quand l’équilibre se brise ainsi ? Qu’en pensez-vous ?