Une vie à côté de la mienne : « Je voulais vivre pour moi, pas seulement pour mon fils et mes petits-enfants »

— Tu ne comprends donc jamais rien, maman !

La voix de mon fils, Pierre, claque dans la cuisine comme un coup de tonnerre. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Il est 8h du matin, et déjà, la journée s’annonce lourde. Pierre est venu déposer ses enfants avant d’aller travailler. Il est pressé, nerveux, et moi… moi, je suis fatiguée. Fatiguée d’être toujours celle sur qui on compte, celle qui dit oui même quand elle voudrait dire non.

Je regarde mes petits-enfants courir dans le salon. Ils rient, ils crient, ils me rappellent Pierre à leur âge. Je me souviens de ces années où j’étais seule avec lui, après le départ de Gérard. J’avais 32 ans, un divorce sur les bras, un enfant à élever, et une mère malade à soigner. J’ai mis mes rêves de côté : l’atelier de peinture dont je rêvais, les voyages en Italie… Tout est resté dans un coin de ma tête, bien rangé derrière les priorités des autres.

— Maman, tu pourrais au moins faire un effort pour t’organiser !

Pierre soupire, attrape sa veste. Je sens la colère monter en moi, mais elle ne sort pas. Elle reste coincée dans ma gorge, comme toujours. Je me contente d’un sourire crispé.

— Bonne journée, Pierre.

La porte claque. Le silence retombe. Les enfants me regardent avec leurs grands yeux innocents.

— Mamie, on peut regarder un dessin animé ?

Je hoche la tête. Je me sens vide. Je m’assois sur le canapé et regarde par la fenêtre. La pluie tombe sur Nantes, fine et persistante. Je pense à mon amie Lucie qui m’a invitée à un cours de peinture ce soir. J’ai dit non, bien sûr : « Je garde les petits ». Comme toujours.

Je repense à ma jeunesse. À cette Françoise pleine d’envies, qui voulait croquer la vie à pleines dents. Où est-elle passée ?

Le téléphone sonne. C’est ma sœur, Hélène.

— Tu viens dimanche chez moi ?
— Je ne sais pas encore… Pierre a peut-être besoin de moi.
— Françoise ! Tu as le droit de penser à toi aussi !

Sa voix est douce mais ferme. Je sens les larmes monter.

— Je ne sais plus comment faire…

Le soir venu, les enfants dorment enfin. Je m’assois devant la télévision mais je n’écoute pas vraiment. Je pense à Lucie, à son sourire malicieux quand elle m’a parlé du cours de peinture.

— Tu n’as qu’une vie, Françoise ! Viens avec moi !

Je me lève d’un bond. J’attrape mon vieux carnet de croquis au fond d’un tiroir. Les pages sont jaunies, mais mes dessins sont là : des paysages bretons, des portraits de Pierre enfant… J’ai oublié que j’aimais dessiner.

Le lendemain matin, Pierre arrive plus tôt que prévu.

— Maman, tu peux garder les enfants ce soir ? J’ai une réunion importante.

Je prends une grande inspiration.

— Non, Pierre. Ce soir, j’ai quelque chose de prévu.

Il me regarde comme si je venais de lui annoncer que la terre allait s’arrêter de tourner.

— Mais… tu fais quoi ?
— Un cours de peinture avec Lucie.

Il reste bouche bée quelques secondes.

— Tu préfères aller peindre plutôt que de m’aider ?

Je sens la culpabilité m’envahir. Mais cette fois-ci, je ne cède pas.

— Oui, Pierre. Ce soir, je préfère penser à moi.

Il part sans un mot de plus. Je tremble encore après son départ. Mais au fond de moi, une petite flamme s’allume.

Le soir venu, Lucie m’attend devant l’atelier. Elle me serre fort dans ses bras.

— Tu as bien fait de venir !

Je prends le pinceau en main et je sens une vague d’émotion me submerger. Les couleurs glissent sur la toile ; je retrouve des sensations oubliées depuis si longtemps.

En rentrant chez moi, je trouve un message de Pierre : « On en reparlera demain ». Je sais que ce ne sera pas facile. Il faudra du temps pour qu’il comprenne que sa mère n’est pas qu’une grand-mère ou une baby-sitter.

Les jours passent. J’apprends à dire non. À penser à moi sans culpabiliser (ou presque). Pierre boude parfois ; ma belle-fille me regarde d’un air étrange. Mais je continue le cours de peinture chaque semaine.

Un dimanche, alors que je termine un paysage marin dans mon salon baigné de lumière, Pierre arrive sans prévenir avec les enfants.

— Tu fais quoi ?
— Je peins.

Il regarde la toile longtemps sans rien dire.

— C’est beau… Tu devrais exposer un jour.

Je souris timidement. Pour la première fois depuis des années, je sens qu’il me voit vraiment. Pas seulement comme sa mère ou la grand-mère de ses enfants… mais comme Françoise.

Parfois je me demande : pourquoi ai-je attendu si longtemps pour vivre pour moi ? Est-ce qu’on a le droit d’être égoïste quand on a passé sa vie à s’oublier ? Et vous… avez-vous déjà eu peur de choisir votre bonheur ?