Le Prénom de la Discorde : Une Famille au Bord de l’Éclatement

— Non, Paul, je t’en supplie, pas Sébastien ! Ce prénom… il est d’un autre temps, tu ne trouves pas ?

La voix de Claire tremble, mais son regard est déterminé. Je serre la main de mon fils nouveau-né, encore tout chaud contre moi, et je sens la colère monter. Comment peut-elle refuser ? Ce prénom, c’est tout ce qu’il me reste de mon père. Sébastien, ce n’est pas qu’un nom, c’est une histoire, un héritage. Je me revois enfant, courant dans le jardin de la maison familiale à Lyon, mon père riant aux éclats derrière moi. Il est mort il y a deux ans, trop tôt, trop vite. Depuis, chaque souvenir me brûle le cœur.

— Claire, tu sais ce que ça représente pour moi…

— Et moi ? Tu crois que je veux que notre fils porte un prénom qui ne lui appartient pas ? On n’est plus en 1960 !

Sa voix claque dans la chambre d’hôpital. Ma mère, assise dans un coin, essuie une larme discrète. Elle n’ose rien dire, mais je sens son espoir s’effondrer. Depuis des mois, elle me glisse à l’oreille : « Ce serait beau, tu ne trouves pas ? Un petit Sébastien… » Elle n’a jamais vraiment accepté mon divorce avec Sophie. Pour elle, Claire restera toujours « la petite nouvelle », trop jeune, trop moderne, trop différente.

Mon père aurait-il voulu ça ? Qu’on se déchire pour un prénom ?

Le lendemain, le téléphone sonne sans arrêt. Ma sœur Élodie débarque à l’improviste avec ses deux enfants. Elle s’assoit sur le lit et me lance :

— Franchement Paul, tu vas pas céder à tous ses caprices ? Papa aurait été fier que tu perpétues son nom.

Claire soupire bruyamment.

— Mais enfin Élodie, ce n’est pas un caprice ! C’est notre fils aussi. On a le droit de choisir un prénom qui nous plaît à tous les deux !

Je me sens pris au piège entre deux mondes. D’un côté, ma famille : les traditions, les souvenirs, la douleur du deuil qui ne passe pas. De l’autre, Claire : la vie nouvelle que j’ai choisie, l’amour imprévu qui m’a sauvé du naufrage après mon divorce. Mais à quel prix ?

Le soir venu, je sors fumer une cigarette sur le balcon de l’appartement. Lyon s’étend devant moi, indifférente à mes tourments. Ma mère me rejoint en silence.

— Tu sais Paul… ton père aurait été heureux que tu sois heureux. Mais il aurait aimé qu’on se souvienne de lui.

Je baisse les yeux. Elle pose une main sur mon épaule.

— Ce n’est qu’un prénom… mais parfois, c’est tout ce qu’il nous reste.

Je rentre dans la chambre. Claire berce notre fils en fredonnant une chanson douce. Elle me regarde avec tendresse.

— Je ne veux pas te blesser, Paul. Mais je veux qu’on invente notre histoire à nous.

Je m’assois près d’elle. Je sens la fatigue me submerger. Pourquoi est-ce si difficile ? Pourquoi faut-il choisir entre passé et avenir ?

Les jours passent et la tension ne retombe pas. Ma mère ne parle plus que du prénom. Élodie me harcèle de messages : « Tu ne vas pas laisser tomber papa comme ça ! » Même mon oncle Gérard s’en mêle :

— Dans la famille Martin, on a toujours respecté les anciens !

Claire s’éloigne peu à peu. Je la surprends parfois en train de pleurer dans la salle de bain. Un soir, elle explose :

— Tu veux vraiment qu’on élève notre fils dans le regret et la rancœur ?

Je n’ai pas de réponse. Je me sens lâche et coupable.

Un matin, alors que je dépose notre fils à la crèche pour la première fois, l’éducatrice me demande son prénom.

Je reste muet quelques secondes. Puis je murmure :

— Il s’appelle… Louis.

Louis. Le prénom de mon grand-père maternel. Ni Sébastien ni un prénom moderne choisi par Claire. Un compromis bancal qui ne satisfait personne.

À la maison, Claire me regarde avec tristesse.

— On a perdu quelque chose, tu sais…

Ma mère ne cache pas sa déception. Elle ne vient plus aussi souvent voir son petit-fils.

Je me demande si j’ai fait le bon choix. Ai-je trahi la mémoire de mon père ? Ai-je sacrifié mon couple pour une tradition qui n’a plus de sens ? Ou bien ai-je simplement tenté de survivre au milieu des attentes contradictoires ?

Parfois, je regarde Louis dormir et je me demande : est-ce que tout ça en valait la peine ? Est-ce qu’un prénom peut vraiment définir l’amour qu’on porte à ceux qu’on a perdus… ou à ceux qu’on vient d’accueillir dans nos vies ?